
Pratiquement trois années jour pour jour après la dernière interprétation de la VIème symphonie de Mahler à la Philharmonie de Paris (le 4 mars 2020 par Jukka-Pekka Saraste et l’Orchestre de Paris), c’est Lorenzo Viotti qui se présente ce soir dans la grande salle Pierre Boulez, à la tête de l’Orchestre philharmonique de Munich, orphelin depuis l’éviction en mars 2022 de Valery Gergiev.
Chose rare, avant de se lancer dans cette symphonie, le chef prend la parole un court instant afin proposer au public quelques clés d’écoute pour chacun des quatre mouvements qui composent cette œuvre qu’il compare à un « marathon » : premier mouvement (Allegro energico, ma non troppo) comme un long combat prolongé dans le deuxième mouvement (Scherzo) par des accents faustiens, troisième mouvement (Andante) d’une « immense tristesse » et un Finale (Allegro moderato) articulé autour de trois « coups du destin » et achevé par un pizzicato que le chef nous laisse libre d’interpréter… Le ton est donné.
Dès les premières notes de la véhémente marche qui ouvre le premier mouvement, le tourbillon sonore dans lequel nous plongent les interprètes du soir se relève être d’une rare justesse. Le chef et l’orchestre jouent de contrastes saisissants, décuplant les émotions propres à chacun des motifs composant l’Allegro : à la féroce énergie de la marche initiale rythmée par les cordes et la caisse claire (premier élément thématique), succèdent les accents romantiques volontairement étirés du motif ascendant d’un « thème d’Alma » des plus poignants (second élément thématique). Dans une impression de contrôle souverain et de grande homogénéité, Lorenzo Viotti conduit admirablement ses musiciens jusqu’à la frénésie des dernières mesures qui achèvent ce mouvement radicalement contrasté.
Enchaîné d’un même souffle après une très brève respiration, le Scherzo donne une nouvelle fois à entendre les effets de contraste voulus par Lorenzo Viotti, par moment si poussés qu’ils nous ont paru légèrement caricaturaux, pouvant empêcher une écoute linéaire du mouvement et altérer l’intensité de la partition. Néanmoins, la proposition musicale est d’une grande expressivité, entre les ondulations des couleurs de l’orchestre (ici notamment les impeccables violons, clarinette et basson solistes) et l’expression du rythme ternaire sans cesse contrarié par des évocations mélodiques tantôt diablement boiteuses, tantôt naïvement viennoises.
Dans la déchirante élégie musicale qu’est l’Andante, les intentions toujours très travaillées de Lorenzo Viotti nous conduisent avec passion dans une longue élévation, atteignant des sommets bouleversants. Au service de l’émotion, les pupitres se montrent ici d’une grande finesse et adhèrent parfaitement aux élans demandés par le chef. Comment ne pas être envahi par le sublime dialogue entre le cor solo et le premier violon, ou par les accents divinement plaintifs du hautbois et de la clarinette solistes ? Baudelaire écrivait « je ne peux concevoir aucune beauté qui ne porte en elle sa tristesse » – cet Andante, par sa beauté, porte bien en lui sa tristesse.
Comme un spectaculaire lever de rideau sur quelque chose « d’indicible et d’invisible » (T. Adorno), le début de l’introduction du Finale annonce un chaos d’une dimension épique (le plus long morceau écrit par Mahler si l’on excepte la seconde partie de la Huitième, dont la forme est conditionnée par le texte de Goethe). Nous voilà à nouveau « plongés » dans un tourbillon alternant thèmes, contre-thèmes et bribes de thèmes brusquement rompus. Les éléments (les musiciens) se déchaînent. Le souffle est homérique, l’interprétation est tranchée. Le chef parvient à maintenir une tension sans répit, permettant de décupler l’effet des longs élans paroxystiques deux fois brisés par un puissant coup de marteau (à faire renverser les spectateurs les plus proches du marteleur !). Le dépouillement des dernières mesures, brutalement interrompu par un sévère accord mineur comme un cri au milieu de la nuit, s’achève en un ultime pizzicato suivi par un moment de silence trop vite interrompu par les acclamations du public.
Néanmoins, le choc dure encore quelques instants. Servie par un orchestre aux qualités évidentes et une direction de caractère, cette interprétation de très haut niveau valait bien les trois années d’attente pour entendre à nouveau à la Philharmonie cette « seule sixième, malgré la Pastorale » (A. Berg).
Les écrits de Schopenhauer sur la musique, plus d’un-demi siècle avant les symphonies de Mahler, nous semblent définir à merveille ce que la Sixième, ce soir, nous a fait ressentir : « La musique n’exprime pas telle ou telle douleur, telle ou telle joie, mais la joie et la douleur mêmes, quel que soit l’être humain qui les éprouve, quelle que soit la cause qui les ait provoquées. Elle donne la quintessence du sentiment, sans aucune nuance particulière, sans aucun trait individuel. Et cependant, chacun la comprend, comme si elle s’adressait à lui seul. ».
G. Boccamaiello