
[Budapest, le 16 janvier 2023] Au sein du Müpa de Budapest, inauguré en 2005 et anciennement appelé « Palace of Arts » (Művészetek Palotája en Hongrois, d’où l’abréviation), le Bartok National Concert Hall est une salle de concert très moderne, d’une capacité d’environ 1700 spectateurs, et équipée d’un orgue impressionnant, l’un des plus grands d’Europe. En cette froide soirée de janvier, les spectateurs se pressent dans le hall d’entrée pour assister au concert du prestigieux Philharmonique de Vienne, venu en voisin. Au programme, la VIIe symphonie de Mahler, sous la baguette d’Andris Nelsons. N’avoir qu’une symphonie de Mahler, sans complément de programme, est un bonheur ; pas de distraction, juste l’univers mahlérien d’une symphonie qui en elle-même est déjà un voyage. Autre promesse, celle d’un orchestre de tout premier plan dirigé par un chef avec lequel l’entente est évidente. On a beaucoup entendu les symphonies de Bruckner d’Andris Nelsons, ainsi que de grandes réussites dans les symphonies de Chostakovitch. Pour Mahler en revanche, pas d’enregistrements, ce qui n’a fait qu’attiser notre curiosité.
La VIIe symphonie, souvent éclipsée par sa magnifique devancière, est à l’honneur cette saison en Europe. Après l’ouverture de la saison du Philharmonique de Berlin avec Kirill Petrenko (concert repris à Lucerne), elle a été jouée à Paris par la Philharmonie Tchèque sous la direction de Semyon Bychkov, et le sera au Festival Mahler à Leipzig en mai, par Daniel Harding et l’orchestre de la Radio Bavaroise ; sans oublier Aix-en-Provence en juillet avec le LSO et Sir Simon Rattle. La lecture de Kirill Petrenko à Lucerne était d’un niveau exceptionnel, dont nous avons déjà rendu compte sur ce site. Un ton en dessous, malgré les immenses qualités de la Philharmonie Tchèque (et peut-être à cause de ces mêmes qualités), l’interprétation de Semyon Bychkov était moins convaincante, s’égarant régulièrement dans une recherche de beauté sonore au détriment de la clarté du discours. Troisième événement de la saison, donc, notre concert à Budapest, avec une affiche pour le moins prometteuse.
Dès les premières mesures, on sent combien la ligne défendue par Andris Nelsons est à la fois ambitieuse et risquée. Ambitieuse car le tempo plus lent que dans la plupart des versions permet de mettre en lumière les articulations, les contre-chants, et de faire ressortir plus nettement les épisodes contrastés de ce premier mouvement. Risquée car cette approche requiert une phalange exceptionnelle en tous points et accentue le risque de s’égarer un peu, de s’appesantir sur des épisodes, d’écouter jouer. Il faudra une bonne dizaine de minutes pour que l’orchestre se cale, dans l’acoustique de cette salle qui ne lui est pas familière. Quelques décalages dans les démarrages entre premiers et seconds violons ou au sein de certains pupitres (cors notamment) montrent un peu de fébrilité. Andris Nelsons parvient toutefois à conserver l’unité du discours, et c’est dans la deuxième moitié du mouvement que le miracle se produit, avec un orchestre « chaud » et un narratif inquiétant, tragique, nocturne, rendu à merveille. La fin est spectaculairement sombre et terriblement impressionnante, soulignant la justesse de vue du chef, enfin totalement en phase avec l’orchestre.
Le début de la première Nachtmusik est également splendide, les interventions des vents sont subtiles, parfaitement dosées et l’atmosphère douce et sombre à la fois de ce court mouvement est idéalement rendue. Le tempo est plus « classique », l’équilibre, souverain ; c’est une direction d’une grande classe, servie par un orchestre concentré dont les qualités d’écoute mutuelle sont impressionnantes. Après un Scherzo fantomatique, tendu, sinistre, faisant la part belle à la virtuosité de l’orchestre mais toujours dans un tempo assez modéré, la seconde Nachtmusik marque le pas. Mouvement éminemment délicat, dont l’atmosphère générale rêveuse tranche avec ce qui précède, (rappelons que son orchestration fait appel à une guitare et une mandoline), il peut désorienter et focaliser l’orchestre sur des détails plutôt que sur l’ensemble. C’est ce qui se produit ici, on s’arrête sur des épisodes, la lecture devient discontinue. On retrouve un trait du chef dans certains de ses enregistrements de Bruckner, dans lesquels la splendeur sonore semble se suffire à elle-même, au détriment de la ligne. Le Rondo-Finale met fin de manière brutale à cette rêverie, avec une interprétation « bruyante », classique, et, disons-le, un peu ennuyeuse du chef letton. Le tempo est vif, cuivres et timbales (exceptionnels) sont au premier plan, mais les épisodes internes sont assez peu contrastés. Dans les concerts de la saison, seul Kirill Petrenko avait fait preuve d’une grande originalité dans ce Rondo-Finale, accentuant la continuité avec le reste de l’œuvre et mettant en valeur toutes ses subtilités, avec beaucoup d’intelligence.
On sort donc de ce concert avec une impression en demi-teinte ; les fulgurances des premiers mouvements sont de bon augure et on imagine bien ce que cela pourrait donner avec un meilleur calage dès le début de la symphonie. A contrario, les deux derniers mouvements sont plus convenus, alors qu’on attend davantage de cet immense chef. Prochain rendez-vous en mai au Festival de Leipzig, non seulement pour une VIIe prometteuse, mais pour toutes les symphonies !
H. Le Guennec