Paris, le 16 février 2024, Auditorium de Radio France
Orchestre Philharmonique de Radio France, Mikko Frank
Le sous-titre « tragique » de la 6ème symphonie, donné lors de la première audition viennoise le 4 janvier 1907 (ce sera la dernière fois que Mahler dirigera lui-même cette œuvre) a donné lieu à bien des contresens et dessert plus qu’il ne promeut cette pièce complexe et éminemment personnelle. Tragique doit s’entendre ici comme l’absence de choix, une fatalité qui inscrit l’homme dans son destin sans lui permettre de le dépasser. En ce sens, la symphonie est tragique car elle se termine mal, le « héros » ne parvenant pas à transcender son destin, non sans avoir livré bataille de manière spectaculaire durant les premiers mouvements. Comme toutes les grandes symphonies de Mahler, c’est donc un cheminement, un voyage, qui cette fois se termine sans résurrection, joie tapageuse ou mouvement lent rêveur, mais avec le thème terrifiant « du destin », aux timbales, présent dès le tout début de l’œuvre. Fin catastrophique, certes, mais non sans catharsis ; on sort transformé de cette presque heure et demi de musique, quand elle est bien dirigée.
Trop d’interprétations de cette œuvre confondent tragique avec triste, lugubre, funèbre, sinistre. Et cela gomme l’étonnante diversité de climats qui parcourt toute la symphonie, du thème amoureux et lyrique d’Alma au tout début du premier mouvement, aux merveilleux passages de repos dans les cimes et à l’air pur, dans l’Andante, sans parler du caractère grimaçant et volontiers parodique du Scherzo.
Dans l’interprétation de Mikko Frank avec l’Orchestre Philharmonique de Radio France, dont il est question aujourd’hui, rien de tout cela. Suivant une désastreuse présentation de l’œuvre juste avant le concert, enchainant les lieux communs et les inexactitudes historiques, Mikko Frank nous a offert une interprétation flamboyante, combative, conquérante, jusqu’à la toute dernière minute, sans jamais laisser place au doute ou au pathos. Une interprétation haletante, tendue et ciselée, porté par un orchestre des grands soirs. Compte tenu de la complexité de cette œuvre, de sa durée et de son intensité, seuls quelques très grands ensembles parviennent à une exécution sans faute, sans mettre un genou à terre dans l’un des terrifiants solos ou dans un tutti particulièrement difficile. A l’Auditorium, dans sa salle, le « Philhar » aura été de ceux-là. On pourra vainement chercher quelque faiblesse dans un pupitre, qu’il s’agisse des cordes, des cuivres, des bois ou des percussions. Cordes solides, claires et précises, cuivres comme à la parade (quel merveilleux pupitre de cors !), bois subtils et touchants (les solos du cor anglais, du hautbois, des clarinettes…), percussions précises, présentes sans excès. Du grand art, fruit d’un travail patient et détaillé de Mikko Frank comme Directeur Musical, pour révéler et unifier tous ces talents. Nous avions entendu la même œuvre, avec le même orchestre et le même chef il y a quelques années, et la progression d’ensemble a vraiment été stupéfiante ; quant à l’interprétation proprement dite de Mikko Frank, on ne peut que saluer sa hauteur de vue, et son coté très personnel : une vision minérale, rapide, sans emphase (mais non sans lyrisme, même si l’Andante tenait davantage de la haute montagne que d’une réconfortante promenade en plaine), sans concession et combative jusqu’à l’accord final. Avec un peu plus de rubato ci et là, pour permettre à l’orchestre de varier ses couleurs et changer d’atmosphère plus facilement, une pointe d’ironie et des contrastes plus marqués dans le Scherzo, on aurait vraiment atteint l’interprétation idéale. Seule (petite) réserve sur l’orchestre : sa capacité à jouer vraiment piano ou pianissimo quand c’est nécessaire, et non au mieux mezzo piano. Dans la très belle acoustique de l’Auditorium, cela aurait été magique.
En définitive, une fabuleuse surprise, une interprétation extrêmement convaincante portée par un orchestre superlatif, en symbiose avec son Directeur Musical. Un grand bravo, et surtout un grand merci !
Hervé Le Guennec
