
A la tête de la Philharmonie Tchèque depuis 2018, Semyon Bychkov s’est lancé dans une intégrale des symphonies de Mahler, avec pour l’instant les IVe et Ve disponibles au disque, et objets de notre revue d’aujourd’hui. La VIIe devrait paraitre prochainement, et la VIe sera donnée par ce même chef et son ensemble praguois notamment à Aix en avril et à Leipzig pour le Festival Mahler en mai. Intense activité mahlérienne donc, pour un chef qui s’était plutôt fait remarquer jusqu’ici dans d’autres répertoires, en particulier Chostakovitch, qu’il dirige admirablement.
Entre ces deux têtes de pont de la nouvelle intégrale, les réussites sont contrastées ; si la IVe emporte les suffrages et se place en tête de la discographie récente, la Ve manque le podium malgré d’indéniables qualités. En revanche, les deux ont en commun un orchestre qui ne cesse d’émerveiller, tous pupitres confondus : écoutez les bois subtilement dosés du début de la IVe, les sonorités mordorées des cordes dans le troisième mouvement de ce même opus, les cuivres puissants mais jamais pesants dans la Ve ! L’écoute de ces enregistrements est une jouissance sonore de chaque instant. Autre point commun, le respect scrupuleux du texte et l’absence d’épanchement, même dans les passages les plus désespérés de la Ve. Bychkov semble vouloir retenir le lyrisme et les sentiments violemment contrastés qui parcourent ces œuvres, à l’opposé des lectures extraverties de Bernstein ou, plus récemment, Chailly.
Dans le monde séraphique de la IVe, à la fois délicat et ambigu, cette vision du chef américain fait merveille. Épisodes caractérisés sans excès dans le premier mouvement, au tempo retenu, fluide et transparent comme un ruisseau de montagne. Juste ce qu’il faut de grinçant et parodique dans le deuxième mouvement, sans carricature, avec de remarquables interventions solistes. Quant au « Ruhevoll, poco adagio » porté par des cordes soyeuses, il impressionne par sa profondeur et son lyrisme, même si l’ensemble reste contenu. Le lied final (« Wir geniessen die Himmlischen Freuden »), est pour sa part sublimé par la voix souple et gracile de Chen Reiss, entourée par un orchestre à l’écoute, en parfaite continuité avec les mouvements précédents. Une très belle réussite dans l’ensemble.
Les fées qui se sont penchées sur l’enregistrement de la Ve n’auront malheureusement pas eu le même bonheur, même si les trois derniers mouvements sont très réussis : le Scherzo déborde de vitalité, son énergie est contagieuse ; interventions solistes de haut vol, soyeux des cordes, bois remarquables, cor(s) virtuose(s), tout y est ! L’adagietto, pris assez rapidement (9’09, soit le même tempo que les versions Abbado / Berlin ou Jansons / Radio Bavaroise, loin des 11’18 de Bernstein / Vienne), brille par sa clarté davantage que par son pathos, ce qui est cohérent avec l’esthétique du chef. Le dernier mouvement, Rondo-Finale, est peut-être le plus réussi. Le chef en contient les élans et l’impétuosité pour en dégager des lignes claires et concises, sans pour autant manquer d’énergie. C’est du plus bel effet.
L’histoire est un peu différente pour les deux premiers mouvements, marqués par une douleur et un désespoir qui nécessitent un investissement sans limite. Si les climax sont souvent réussis, les épisodes intermédiaires manquent singulièrement de tension. Les cordes graves rageuses du début du « Stürmisch bewegt, Mit größter Vehemenz » deviennent rapidement sages, le mouvement entier semblant s’éteindre progressivement dès la fin du tutti initial. A 1’24, par exemple, on entre dans cet épisode calme avec trop de neutralité, on perd la tension pour ne plus la retrouver, et l’orchestre n’est jamais chauffé à blanc. Il en est de même dans le 1ermouvement ; après le sublime solo de trompette et le tutti orchestral, toute la tension créée s’évapore rapidement, la marche funèbre devient pesante, un brin ennuyeuse. La comparaison avec Chailly ou Abbado est ici particulièrement cruelle.
En conclusion, avec ces deux symphonies qui signent le début d’une intégrale avec le label Pentatone, le chef américain montre qu’il peut atteindre l’excellence dans la IVe mais déçoit un peu dans la Ve. On attend cependant avec impatience les lectures suivantes !
H. Le Guennec