
Au fil des extraordinaires concerts de Claudio Abbado et l’Orchestre du Festival de Lucerne, mais aussi plus récemment de Bernard Haitink ou Ricardo Chailly, le Festival de Lucerne s’est progressivement imposé comme un ‘temple mahlérien’, aux yeux des mélomanes du monde entier. La petite cité, nichée au coeur des montagnes et au bord du lac des Quatre-Cantons, devient entièrement musique pendant le temps du festival. Et ses attraits ne sont pas sans rappeler le monde mahlérien : un lac aux eaux cristallines et des montagnes en arrière-plan, nous voilà bien proches de Steinbach ou de Maiernigg… C’est peu dire que chaque grand concert de Mahler est attendu, par un public venu de loin pour l’événement. Ce 31 août, c’est donc une foule impatiente, tirée à quatre épingles et de tous âges, qui se presse pour assister à la représentation de la 7ème symphonie par Kirill Petrenko et ‘son’ Philharmonique de Berlin.
Dans la grande salle de concert du KKL, que l’on doit à Jean Nouvel, Kirill Petrenko n’a aucun mal à obtenir le silence, tant le public est déjà concentré ; ce silence si important pour les premières mesures de la 7ème, qui nous plongent d’emblée dans un univers mystérieux, nocturne et tourmenté. Et quel début ! Dès les premières notes, les cordes de Berlin sonnent admirablement, avec chaleur et précision, pavant le chemin du cor ténor, bien visible mais toujours parfaitement intégré au reste de l’orchestre. C’est d’ailleurs ce qui frappe le plus dans les interventions solistes des différents pupitres : elles savent se distinguer et se fondre tout à la fois. L’un des miracles d’un orchestre superlatif, à la dynamique impressionnante, insensible à la complexité de la partition pour mieux nous en révéler tous les contours. Kirill Petrenko sait varier les atmosphères, articuler de longues phrases orchestrales, jouer de la dynamique et de la virtuosité de son orchestre dans un premier mouvement qui passe comme un éclair et nous laisse sous le choc. Moins sombre que dans d’autres interprétations, il joue pleinement les contrastes et met en valeur les multiples facettes de la partition dans une grande stabilité rythmique, avec confiance et précision.
Les deux Nachtmusiken se répondent parfaitement, autour du Scherzo plus énigmatique et inquiétant. L’introduction de la première Nachtmusik est un modèle du genre, cor solo impeccable et kaléidoscope des bois d’une incroyable subtilité. Rarement les différentes lignes mélodiques, qui se superposent, n’ont été aussi claires et équilibrées. Ces deux Nachtmusiken nous entrainent dans des rêves, le chef prenant soin de tout équilibrer, de mettre en valeur ce qui doit l’être, sans aucun effet ni intervention mal à propos. Il laisse jouer, si l’on peut dire à ce niveau. Et le résultat est merveilleux. Le Scherzo central se place d’emblée sur des couleurs plus sombres et inquiétantes, dans un tempo assez modéré. L’orchestre, toujours aussi virtuose, enchaine les interventions solistes toutes plus belles les unes que les autres, mais sans jamais perdre l’unité du propos ; à ce titre, le Scherzo illustre parfaitement le propos de Kirill Petrenko : moins narratif, ultra précis, faisant le pari que cette partition si riche et portée par un orchestre de ce niveau n’a nul besoin d’artifice, d’accentuation déplacée ou d’intervention intempestive.
Le Rondo-Finale, quand à lui, déferle avec puissance, mais dans un naturel saisissant. Porté par une énergie débordante, sans accentuation débridée ou quelconque vulgarité, il s’exprime avec une force juvénile, une intensité qui laisse sans voix. Le contraste avec le premier mouvement est particulièrement marquant, on mesure le chemin parcouru !Kirill Petrenko se jette à corps perdu dans ce tumulte réglé au millimètre, il joue des contrastes et sollicite au maximum un orchestre qui répond avec jubilation. Quel voyage, quelle alchimie sonore, quelle ivresse ! Comme le premier mouvement, ce Rondo-Finale passe en un éclair, et referme une interprétation d’anthologie de cette symphonie. Le public est visiblement sous le choc, c’est une « standing ovation » méritée, qui nous permet aussi de reprendre contact avec le monde réel…
H. Le Guennec