
« Résurrection » en ouverture du Festival d’Aix-en-Provence cette année, est un événement dont la portée va bien au-delà du monde mahlérien traditionnel, essentiellement focalisé sur la musique et son interprétation. L’alliance inédite d’un lieu, d’une symphonie et d’une mise en scène, ou plutôt d’une « action scénique » comme Romeo Castellucci le définit lui-même, crée un tout, un objet nouveau et éphémère, porteur de multiples messages et d’une charge émotionnelle intense.
On peut analyser séparément les trois éléments constitutifs de cet ensemble : le lieu, le Stadium de Vitrolles, plus marquant par ses cicatrices que par son confort, conçu au départ pour du sport et abandonné depuis 1998. Cube de béton noir, isolé, construit sur les terres rouges de bauxite de la région ; Résurrection vaut aussi pour ce lieu, qui retrouve vie cette année grâce au Festival. Romeo Castellucci parle de sarcophage ; le ton est donné, l’écrin sera noir, brut, vide et froid.La musique, quant à elle, occupe l’immense espace sonore (avec une nécessaire amplification) et se déploie sous la baguette inspirée d’Esa-Pekka Salonen. Il tire la partition vers une grande noirceur, ce qui donne un premier mouvement saisissant et implacable, et accentue les traits sombres et désespérés des autres mouvements ; les couleurs n’apparaissent finalement que grâce aux voix (solistes et chœur magnifiques). L’Orchestre de Paris, en grande forme, suit le chef dans cette vision qui, à mon sens, nous fait perdre un peu de la richesse de la partition, en particulier dans les 2ème et 3ème mouvements, dont la lumière, l’espoir naissant et la tendresse sont gommés au profit des fantômes et des ténèbres. On reste comme terrifié par les contrastes et les accents rageurs du premier mouvement jusqu’à l’Urlicht, qui éclaire d’une lumière plus douce l’ensemble. Le 5ème mouvement alterne des passages de grande intensité dramatique avec les moments plus contemplatifs (magnifique flûte solo) avant l’entrée du chœur et l’apothéose finale.
L’action scénique, pour sa part, est assez simple : la scène s’avère être un immense charnier noir et glaiseux, découvert par hasard, dont les corps vont être exhumés un à un par des personnels des Nations Unies en blouse blanche, puis évacués. L’action suit la musique dans l’esprit mais pas dans la lettre ; n’attendez pas de correspondance entre tel climax et telle action sur scène. La rareté des points de rencontre les rend précieux, comme au début de l’Urlicht, quand la voix fige momentanément l’action et redonne soudain de l’humanité au travail très mécanique d’exhumation des corps. En fait, l’action se déroule comme un véritable travail, lent, fastidieux, systématique. Les corps, une fois découverts et exhumés, sont alignés sur des sacs blancs dans lesquels ils seront bientôt évacués. Les effets esthétiques sont limités, juste ce contraste progressif entre le blanc (sacs pour les corps, personnels qui s’affairent) et le noir (la terre, le béton du bâtiment, le chœur et l’orchestre). Une fois le travail terminé, la pluie se met à tomber sur le charnier vide, recouvert de terre, symbole de renaissance et peut-être aussi des pleurs qu’on peut enfin verser sur les morts exhumés.
Tous ces éléments prennent vie ensemble, la musique amplifiant l’horreur de la scène avant de servir de refuge quand les images sont trop terribles. Le Stadium, bâtiment blessé et sombre, contient ces émotions dans une froide neutralité. Tout cela interroge, bien sûr, sur la mort et la résurrection, à travers les corps sortis de l’anonymat et d’une mort qu’on imagine violente, la musique décrivant aussi ce chemin vers la résurrection mais dans un cheminement infiniment plus subtil et contrasté que la vision scénique, laborieuse et terrienne (la terre est centrale et macule les blouses blanches des personnels). Le deuil est un travail, cette forme de résurrection également. La pluie lave les forfaits passés et agit comme une catharsis, prélude à la renaissance de la terre. Est-ce que cela « fonctionne » émotionnellement ? Davantage par moments que sur la totalité. Mais les moments sont particulièrement forts, comme dans le 1er mouvement ou à la toute fin. Au milieu, la scène est au travail et la musique s’envole, déploie sa complexité ; le spectateur chemine. On en sort avec beaucoup de questions, beaucoup d’émotions, et certainement pas d’indifférence. Un moment unique, donc, qui nous plonge dans nos questionnements et nos peurs, et fait rayonner la musique de Mahler de manière singulière et magistrale.
H. Le Guennec