
« Qu’en pensez-vous ? Est-ce que c’est seulement supportable ? Comment arrivera-t-on à diriger cela ? En avez-vous la moindre idée ? Moi pas ! ». C’est en ces mots que Mahler évoqua le Lied von der Erde à son disciple Bruno Walter.
A l’origine de ces mots, la composition de cette œuvre (1908) qui traite de sujets graves – la mélancolie, le destin, l’approche de la mort – et des splendeurs fragiles de la vie, fait écho à l’éprouvante année 1907 qu’a connu Mahler, jalonnée par trois épreuves : sa décision de quitter l’Opéra de Vienne, la mort de sa fille aînée et le diagnostic d’un médecin dans lequel Mahler discerna sa fin prochaine. C’est peu après ces événements que Mahler se plongea dans la composition de Das Lied entre juin et septembre 1908, dont les textes sont issus de poèmes chinois adaptés en vers allemands, Die chinesische Flöte (la Flûte chinoise).
Avec ce nouvel enregistrement, le Het Collectieff, un ensemble de musiciens fondé en 1998 à Bruxelles, nous propose une version chambriste de Das Lied von der Erde, dans une transcription de Reinbert de Leeuw, donnée une première fois en 2019 au festival de Saintes, puis en septembre 2020 à l’abbaye de Royaumont. Cet arrangement s’inscrit dans la lignée de la tradition établie par la Société pour l’exécution privée de la musique d’Arnold Schönberg de faire jouer en privé des œuvres, parfois écrites pour grand orchestre, par un orchestre de chambre : quintette à cordes, instruments à vent, piano et harmonium.
Dès l’ouverture de « Trinklied von Jammer der Erde » (Chanson à boire des misères de la terre), la vivacité semble décuplée par la précision des musiciens du Het Collectieff et la fougue qui émane de chaque instrument. D’une grande justesse et dans une belle harmonie avec les musiciens de l’orchestre, Yves Saelens (ténor) parvient à restituer aussi remarquablement le tumultueux refrain « Sombre est la vie, sombre est la mort » que l’apparition saisissante, vers la fin du Lied, d’un singe hurlant sollicitant fortement son registre aigu. Il relève ici avec éclat le défi posé par Mahler dans ce premier chant.
Le duo violon-hautbois de « Der Einsame im Herbst » (Le solitaire en automne) nous plonge dans une froide mélancolie suspendue à la voix de Lucile Richardot (mezzo-soprano). L’aspect chambriste nous paraît ici particulièrement bien retranscrire les lignes dessinées par Mahler. Tantôt acide, tantôt chaleureuse, la superbe voix de Lucile Richardot nous guide pleinement dans les méandres de cet automne amer, entre désolation et mélancolie.
Le troisième chant « Von der Jugend » (De la jeunesse) marque le retour de l’insouciance de la jeunesse dans une scène joyeuse au décor « chinois » (triangle, percussions, célesta), prolongée dans « Von der Schönheit » (De la beauté), baignant dans la même atmosphère enjouée. La toute fin de ce quatrième chant est caractéristique de la précision et de la qualité de la transcription de Reinbert de Leeuw. L’attendrissante subtilité de la coda est rendue à la perfection par le dénuement de l’orchestre. Notons ici le détail particulier de la délicate intervention de l’harmonium permettant la conclusion du chant qui s’éteint lentement par le trille du cor et les dernières notes jouées à la clarinette, au violon et à la harpe.
L’ivrogne réapparait dans le cinquième chant « Der Trunkene im Frühling » (L’ivrogne au printemps), au cours duquel un petit oiseau vient gracieusement lui annoncer l’arrivée du printemps. Dans son imperturbable désespoir, l’ivrogne s’en moque et continue de vider sa coupe de vin. Il faut souligner ici l’aisance déjà montrée par Yves Saelens dans les différents registres du chant et la légèreté permise par l’orchestre chambriste dans les traits virevoltants de ce printemps désabusé.
Enfin, comment ne pas être saisi par les coups du contrebasson (quel judicieux choix que d’avoir conservé cet instrument dans l’arrangement !) et du tam-tam au début de « Der Abschied » (l’Adieu) ? Le dépouillement extrême de la partition originale transparaît à la perfection dans cette longue plainte. Lucile Richardot nous transmet avec passion et dénuement la multitude de sentiments provoqués par ce long endormissement qui se mue peu à peu en un passage inéluctable vers l’au-delà, retranscrit par les « coups » marqués au piano. Enfin le mot « ewig » (éternellement), murmuré cinq fois jusqu’à l’extinction totale de la voix, conduit à la disparition des dernières notes.
Outre le message toujours saisissant que veut nous transmettre Mahler dans sa partition, cette version est tout à fait remarquable à de nombreux égards : par la justesse de l’arrangement de Reinbert de Leeuw, par l’appropriation de l’œuvre par les deux voix et par la qualité des pupitres de l’orchestre. Au-delà de l’intérêt absolu du travail de transcription qu’il représente, cet enregistrement permet aussi une vraie redécouverte de la partition grâce à la mise en lumière des détails géniaux de l’écriture de Mahler.
GB