
Une fois n’est pas coutume, l’enregistrement proposé ici nous offre deux versions de la 6ème symphonie, par le même chef mais avec 42 ans d’écart ! La première version, inédite, a été enregistrée en mai 1971 avec le SWRS Sinfonieorchester Baden-Baden et Freiburg et la seconde, avec le même orchestre, a été captée en public lors du festival de Salzbourg en août 2013. Entre temps, Michael Gielen avait enregistré une version en septembre 1999, toujours avec ce même orchestre dont il a été chef principal de 1986 à 1999.
A l’écoute de ce diptyque, on est d’emblée frappé par les différences de tempi et d’atmosphère entre les deux versions. Gielen en 1971 se place parmi les versions les plus rapides (comme Gergiev avec le LSO par exemple). Le premier mouvement avance avec structure et détermination, sans répit, la vitesse rendant quelques traits moins nets (par exemple la descente des violons juste avant 10), avec des interventions des cuivres parfois un peu criardes. Le scherzo, placé ici en deuxième position, conserve ces caractéristiques, se faisant menaçant contrasté et très énergique ; certainement le mouvement le plus réussi, dont la cohérence d’ensemble et la mise en place impressionnent. L’Andante Moderato « avance » lui aussi, gommant un peu le caractère extatique de certains passages au profit d’une tension vers les grands tutti lyriques (100 « Etwas Zurückhaltend ») de la fin du mouvement. Quant au Finale, les effets de contraste entre les différentes sections sont réussis (marche autour de 134) et la cohérence jamais mise en défaut. L’ensemble de la symphonie est placé sous le signe d’une course à l’abime, rapide et implacable.
Le changement d’atmosphère de la version 2013 est saisissant. Ample et large, dans un tempo très retenu cette fois, le premier mouvement se développe avec gravité et majesté. Pas de précipitation, les épisodes qui rythment le mouvement sont articulés en profondeur et la symphonie se pare d’accents brucknériens (cuivres). Le tempo choisi permet d’entendre des sonorités nouvelles (passages en trilles entre 19 et 20) avec une mise en place impeccable malgré le « live ». Dans cette vision de l’œuvre, le placement de l’Andante Moderato en deuxième position prend tout son sens. C’est une même atmosphère recueillie et sereine qui prévaut, avec cette fois-ci un tempo plus « classique », des couleurs orchestrales magnifiques (continuité entre cordes et petite harmonie) et toujours une grande cohérence. Retrouvant les accents du premier mouvement, le scherzo succède à ce mouvement extatique dans un tempo lent et majestueux, qui rend certains passages particulièrement impressionnants (juste avant 68). Les « réexpositions paniques » chères à Henri-Louis de la Grange sont d’autant mieux mises en valeur qu’elles ne laissent jamais place à la précipitation. On ne sera pas étonné de lire que le Finale combine les qualités des mouvements précédents. Geste ample, longues phrases parfaitement articulées dans un tempo retenu (c’est l’un des plus longs de la discographie), il impressionne et entraine dans un voyage passionnant.
On peut opposer à l’envi ces deux versions tant elles sont contrastées, mais c’est surtout leur complémentarité qui nous semble intéressante. La richesse d’écriture de la symphonie permet de développer deux univers totalement différents, l’un marqué par l’urgence et la tension et l’autre par la noblesse et la gravité. Deux visions du tragique, deux univers que Gielen aura su incarner à l’aube et au crépuscule de sa carrière, confirmant ainsi son statut de grand Mahlérien. Cela étant, si l’on doit recommander une version pour découvrir cette symphonie, on se tournera plutôt vers Boulez, Sinopoli ou Gielen dans sa version de 1999.