Les concerts qui se transforment en petits miracles, qui font disparaître le temps, qui nous approchent si près de l’essence de la musique, de ce que le compositeur a voulu et entendu, sont rarissimes. On a souvent de l’excellent, du brillant, mais rarement du miraculeux. Le temps passant, avec plus d’expérience et des attentes en proportion, on se fait presque une raison ! Et pourtant… La troisième soirée symphonique du festival de Leipzig, après une superbe 2ème symphonie, une 4ème en demi-teinte et un Chant de la Terre assez convaincant, offrait une affiche de haut niveau (Orchestre du Concertgebouw sous la direction de Myung-whun Chung) mais nul ne pouvait présager de l’entente entre le chef coréen et un orchestre brillant mais parfois capricieux. La réalité dépassa largement les attentes. La plus belle interprétation de la 5ème en concert (pour moi), de très loin. Un moment exceptionnel, une salle incroyablement attentive et concentrée, et ce vertige d’être enfin là où le compositeur voulait nous amener.
Par quoi commencer pour décrire les qualités de la phalange néerlandaise ? Tout était parfait, au plus haut niveau, inspiré et travaillé, précis, dans une splendide écoute mutuelle. Les pupitres solistes ? Exceptionnels ! Le trompettiste solo, époustouflant de bout en bout, puissant, martial, sensible ; dès les premières notes, capable de créer l’atmosphère du mouvement entier. Le cor solo, virtuose, brillant, toujours parfaitement juste. Les bois en général, capables de caractériser à l’extrême leurs traits solos (Scherzo, début du cinquième mouvement) tout en se fondant dans la masse orchestrale lors de tuttis telluriques. Et que dire des cordes ? Des pupitres d’une homogénéité saisissante, à la sonorité soyeuse et profonde, avec une exceptionnelle réserve de puissance (dans le deuxième mouvement notamment). Percussions superlatives, précises et idéalement présentes, sans oublier la harpe, tellement importante dans l’adagietto.
Le miracle est venu de l’entente parfaite entre le chef et cet orchestre, dans une œuvre que les deux connaissent visiblement bien. Myung-whun Chung a le geste sobre mais précis, sait parfaitement souligner ce qu’il attend, et prête une attention particulière aux différents passages à faible effectif (dans le Scherzo ou le deuxième mouvement en particulier). En enchainant les deux premiers mouvements, on passe de la douleur à la tristesse, de la rage à la tempête intérieure sans pause, sans répit, sans reprendre son souffle. Émotionnellement, c’est vertigineux. L’orchestre donne toute sa puissance, ne faiblit jamais ; on le croit à son paroxysme et il revient avec encore plus d’intensité. Le Scherzo fait office de transition lumineuse, porté par des bois et un cor solo de concours, avec encore une fois, une attention particulière portée aux passages à faible effectif. Myung-whun Chung dirige autant qu’il écoute ces merveilleux musiciens. L’adagietto est un modèle de sobriété, naissant du silence (avec un niveau de concentration et d’attention de la salle tout à fait exceptionnel), peu vibré, les différentes lignes mélodiques s’entrelaçant avec la complicité de la harpe. On se laisse guider, on se laisse rêver, le tempo est assez allant, aucun trait n’est alourdi, et on retourne au silence dans la transition avec le dernier mouvement. On pense alors que l’orchestre est peut-être fatigué de cette concentration et de l’intensité fournie jusqu’ici… Le dernier mouvement nous prouve le contraire. Lumineux, dans une polyphonie toujours claire et naturelle, à nouveau porté par des bois et des cordes exceptionnels, ce mouvement nous entraine loin des sombres nuages du début de la symphonie, mettant en valeur le chemin parcouru. Quel voyage ! Quel chef ! Quel orchestre ! Standing ovation d’une salle sous le choc ; on sort du Gewandhaus nourris d’une énergie si rare, si précieuse, soudain surnuméraires dans un monde à nouveau banal…
Hervé Le Guennec