Créée par Mahler lui-même le 12 septembre 1910 à Münich, la 8ème symphonie apparait comme l’une de ses œuvres les plus démesurées, si l’on en juge par le nombre d’exécutants et l’importance de l’orchestre. Pas moins de 140 musiciens dans l’orchestre, certains en dehors de la scène (trombones et trompettes), deux chœurs complets, un chœur d’enfants, huit solistes… Sans atteindre mille exécutants, comme le nom donné de « symphonie des mille » le laisserait penser (nom que Mahler n’avait pas approuvé), on compte facilement 500 exécutants en tout, suivant l’importance des chœurs. Considérée comme une extension du domaine de la symphonie, intégrant une partie plus proche d’une cantate que d’une symphonie stricto-sensu, la 8ème symphonie rompt avec les trois symphonies précédentes, qui ne comportaient pas de voix. Elle représente une vision cosmique de l’univers, de la vie, et son message philosophique, porté par le Veni Creator Spiritus de la première partie et surtout par la scène finale du Faust de Goethe dans la deuxième partie, se veut universel. Pour citer Henri-Louis de la Grange : « La Huitième, c’est surtout un prodigieux acte de foi et d’amour, une réponse à toutes les questions, à toutes les incertitudes de la condition humaine ».
Le concert d’hier au Gewandhaus de Leipzig était en tous points exceptionnel ; l’Orchestre du Gewandhaus au grand complet, cinq chœurs de Leipzig, dont le chœur d’enfants du Gewandhaus, et huit solistes pour la plupart excellents, le tout sous la direction d’un Andris Nelsons que d’aucuns auront pu juger fatigué. On imagine le travail de répétition à fournir pour mettre au point un tel ensemble, et garder le contrôle sur une musique d’une si grande complexité. Les premières mesures du Veni Creator Spiritus ont certainement eu l’effet escompté par Mahler : un choc, une puissance tellurique, un son qui englobe la salle et résonne au plus profond de chacun. Chœurs précis et clairs, orchestre également très lisible, solistes impeccables. La direction de Nelsons dans cette première partie reste prudente, comme s’il était lui aussi impressionné par la puissance déployée.
La deuxième partie, plus longue, a révélé beaucoup plus de facettes de l’extraordinaire ensemble mobilisé pour l’occasion. Impressionnante dynamique de l’orchestre, irréprochable, soutenu par des cordes brillantes et des cuivres aux sonorités d’orgue. Accompagnement des solistes très clair et précis, on se laisse porter le long des différentes séquences de cette musique. Final toujours sous contrôle (on est loin de l’engagement ou de la ferveur d’un Bernstein) mais d’une incroyable puissance, avec le concours des cuivres sur les côtés de la salle. Long silence à la fin de la symphonie, en contraste brutal avec la puissance sonore déployée, le temps de revenir sur terre, de ressentir encore un peu les échos de cette œuvre littéralement surhumaine.
La 8ème symphonie a été la dernière œuvre créée du vivant de Mahler, alors qu’il allait mourir moins d’un an après cette création. En plus de la sublime musique, du choc créé par cet effectif hors normes, de la portée philosophique des textes, on se souvient aussi de cette histoire-là dans les longues secondes de silence à la fin du concert ; avant une standing ovation plus que méritée.
Hervé Le Guennec