Peut-on rêver d’une affiche plus prestigieuse ? : Sir Simon Rattle, l’Orchestre de la Radio Bavaroise et une seule œuvre au programme (mais quelle œuvre !) : la 6ème symphonie de Mahler, dite « Tragique ». C’est dire le niveau des attentes, alors qu’en cette soirée automnale se presse dans la Philharmonie un public averti, loin d’être là par hasard.
Sir Simon Rattle nous a souvent éblouis dans Mahler, parfois un peu déçus, sans qu’aucune de ses interprétations ne nous laisse indifférents. Ses affinités pour la 6ème symphonie sont évidentes ; c’est cette musique qu’il a choisi d’interpréter pour son premier concert à la tête du Philharmonique de Berlin en 1987, ainsi que pour son dernier concert en tant que Directeur Musical de ce même orchestre, en 2018. Plus récemment, nous avons été comblés par une 9ème à Prague avec la Philharmonie Tchèque, mais un peu sur notre faim lors du concert du Festival d’Aix-en-Provence, avec la 7ème. Dans la 6ème, c’est l’un des rares chefs à inverser les deux mouvements centraux, pour jouer le Scherzo en troisième position et faire suivre l’allegro initial directement par le mouvement lent. Vaste débat qui passionne les érudits, l’ordre des mouvements centraux de la symphonie a un indéniable impact émotionnel, et, sans prendre parti, on peut dire que l’option prise par Sir Simon Rattle est plutôt originale.
Un mot sur l’orchestre, avant d’entrer dans le vif du sujet ; longtemps dirigé par Mariss Jansons (de 2003 à 2019), qui succéda à Lorin Maazel, l’Orchestre de la Radio Bavaroise a une grande tradition mahlérienne et a su développer, un peu dans l’ombre de la star Berlinoise, un niveau tout à fait exceptionnel. Récemment, nous avons pu l’entendre dans une éblouissante 7ème lors du festival Mahler de Leipzig, sous la direction de Daniel Harding (voir l’article sur notre site). Son nouveau directeur musical, depuis cette année, n’est autre que Sir Simon Rattle, qui a quitté le LSO pour prendre ses quartiers dans la capitale bavaroise.
Et ce concert, alors ? Probablement l’une des plus belles interprétations de la 6ème qu’il nous ait été donné d’entendre. Un premier mouvement pris dans un tempo plutôt rapide tout en gardant une très grande clarté, avec une caractérisation idéale des différents épisodes permettant de ne jamais perdre la ligne directrice. L’orchestre a progressivement pris ses marques, avant la reprise, et on a pu tour à tour admirer des pupitres rivalisant d’excellence : les premiers et seconds violons, face à face, aussi agiles dans les dialogues que puissants dans les unissons, déployant une incroyable palette de couleurs et de coups d’archet, des violoncelles d’une profondeur et d’une cohésion stupéfiantes, une petite harmonie parfaite (excellent hautbois), des cuivres toujours dosés et virtuoses (excellent premier cor), bref, un orchestre splendide, très à l’écoute de son chef, dans ses moindres inflexions. A la fin du mouvement, les trois développements et la coda ont fini de nous plonger dans l’univers si particulier de cette symphonie hors normes.
Petite pause suivie de l’Andante Moderato, pris également dans un tempo assez allant, et bien différent du concert de Berlin en 2019. Là où Sir Simon Rattle déployait dans un tempo plus lent une version apaisée, très legato, s’appuyant sur le velours de son orchestre berlinois, il nous a offert un mouvement bien moins contemplatif, porté par une énergie conquérante, plein de vie et riche des mille couleurs de l’orchestre ; un mouvement en cohérence avec la vision d’ensemble de la symphonie, à rebours de nombre de versions au tragique lourd et au désespoir morbide : ici, tout n’était que vie, volonté, conquête. Une version habitée et roborative, dans laquelle seule la fin du dernier mouvement concédera la défaite du héros face au destin.
Le Scherzo était, avec le Finale, le sommet de cette interprétation. On a compris le sens de « Wuchtig » : rapide, implacable, tantôt rageur tantôt cynique, dans la vérité crue des timbres, ce Scherzo a fait l’effet d’un tsunami. Aucune hésitation dans la direction, une ligne claire et tenue, des « réexpositions paniques » chères à Henri-Louis de la Grange, saisissantes. Enchainé sans pause, le Finale était également exceptionnel : clarté de la structure, épisodes contrastés, aucune lourdeur et une énergie incoercible. Les deux « coups du destin » ont certes fini par abattre le héros, mais quelle vie et quel combat ! Ce qui a d’ailleurs rendu les dernières mesures (à partir de 165) particulièrement poignantes ; les premières notes véritablement tristes et recueillies de toute la symphonie, comme un adieu qu’on réalise difficilement après cet extraordinaire voyage.
Le concert mahlérien de la saison, assurément…
Hervé Le Guennec