Lorsque Mahler meurt à Vienne, à l’âge de 51 ans, le 18 mai 1911, le bruit se répand aussitôt qu’il a laissé plusieurs ouvrages posthumes. Deux d’entre eux, la Neuvième Symphonie et le Chant de la Terre, vont être exécutés dans les mois qui viennent. Mais le mystère planera pendant plusieurs années sur la Dixième Symphonie dont on sait seulement qu’elle est inachevée, bien que Mahler y ait travaillé pendant tout l’été de 1910. Quelques-uns des intimes de Mahler, et en particulier Bruno Walter, affirment qu’il a exigé avant de mourir la destruction des esquisses. C’est très probable, en effet, car toute sa vie durant, Mahler n’a jamais accepté de parler d’aucune de ses oeuvres, ni d’en jouer le moindre passage, avant qu’elle ne soit entièrement terminée.
Pourtant on doit une véritable reconnaissance à Alma Mahler (Bruno Walter le reconnaîtra lui-même plus tard) de n’avoir pas respecté le désir de son époux. Car lorsque en 1924, elle autorise l’éditeur viennois Paul Zsolnay à publier le fac-similé du manuscrit de la Dixième, le monde musical découvre avec surprise que l’ultime symphonie de Mahler a été entièrement esquissée. Par la même occasion, on prend conscience de la profonde crise psychologique que le compositeur a traversé quelques mois avant sa mort, cette crise de l’été 1910, marquée d’épisodes déchirants : la découverte par Mahler d’une liaison d’Alma avec Walter Gropius, les reproches amers de la jeune femme, le remords qui saisit Mahler d’avoir enchaîné à lui une femme qui est sa cadette de près de vingt ans, la folle passion qui s’empare de lui lorsqu’Alma décide de rester à ses côtés, la visite à Sigmund Freud…
Car tout cela, le manuscrit de la Dixième en porte la trace douloureuse, à travers les exclamations inscrites par le compositeur en plusieurs endroits de la partition, notamment à fin du troisième mouvement (« Pitié! ô Dieu! ô Dieu! Pourquoi m’as-tu abandonné? »), sur la page de garde du Scherzo (« Folie, saisis le maudit que je suis! détruits moi avant que j’oublie que j’existe, que je cesse d’être… ») et dans le Finale (« Pour toi vivre, pour toi mourir, Almschi! »). Grâce au fac-similé, on découvre aussi que le plan général de l’ouvrage, tel qu’il semble avoir été définitivement fixé, s’apparente à celui de la Septième Symphonie et comprend cinq mouvements: deux mouvements lents encadrant deux Scherzi qui encadrent eux-même un Allegretto moderato bizarrement intitulé « Purgatorio ».
Les premières auditions
Cette instrumentation ayant été complétée par le compositeur Ernst Krenek, qui vient d’épouser Anna, la fille de Mahler, les premier et troisième mouvements de la symphonie sont créés à l’Opéra de Vienne le 14 octobre 1924 à par l’Orchestre Philharmonique sous la direction de Franck Schalk. La partition de l’Adagio, le seul mouvement de la Symphonie dont l’orchestration ait été complètement achevée par Mahler, ne sera cependant publiée qu’en 1951, avec malheureusement des erreurs qu’Alban Berg avait pourtant tenté de prévenir en corrigeant la transcription d’Ernst Krenek. Ces erreurs disparaîtront dans la nouvelle édition, publiée en 1964 par la Mahler Gesellschaft.
La première interprétation de la Version complétée par Derick Cooke a eu lieu le 19 décembre 1960 à l’occasion d’un concert radiodiffusé par la BBC (l’enregistrement de ce concert est maintenant disponible dans la collection TESTAMENT).
Dans sa version complétée, la Dixième Symphonie comporte cinq mouvements:
A première vue, le morceau initial de la Dixième est un vaste mouvement lent en trois volets, de type brucknerien. Les trois éléments thématiques principaux, les trois éléments thématiques principaux, les symétries que l’on relève dans la périodicité des phrases, la simplicité relative des mètres, tout celà appartient encore à l’univers du XIXème siècle. Mais un examen plus approfondi permet de mieux saisir toute la hardiesse de la technique compositionnelle.
En effet, Mahler développe ses motifs de manière plus systématique que jamais, par un procédé que le musicologue allemand Tyll Rohland qualifie de « variation morphologique » (par opposition à la variation classique qui, elle, préserve la morphologie des thèmes) et qui inclut la fragmentation la plus totale, et jusqu’au renversement. Même les contrechants se renouvellent sans cesse, et ce caractère mouvant du tissu musical contribue à l’étrangeté, au climat d’irréalité fantastique que font naître les alliages de timbres et l’utilisation des instruments dans leurs registres extrêmes.
Mais, comme il a donné à ses thèmes des cellules communes, le compositeur va, en outre, après la « catastrophe » incarnée par le grand accord dissonant qui est le seul tutti fortissimo du mouvement, mêler tous les motifs, les brasser dans une incertitude tonale presque absolue, avant de les dissoudre dans la coda. Par cette transformation perpétuelle et radicale du matériau, qui s’inscrit pleinement dans le principe de Nichtumkehrbarkeit (« non réversibilité du temps ») cher à Theodor Adorno, Mahler s’affranchit des contraintes les plus sévères que lui a léguées la tradition: l’obéissance à un plan préconçu, le sens de la direction et de la finalité, la résolution des tensions. En fait il réalise pleinement cet idéal du « roman musical » qui l’a hanté tout au long de sa carrière et plonge en même temps dans l’avenir.
Une époque nouvelle s’ouvre réellement avec la Dixième et l’on se demande jusqu’où l’instinct prophétique de Mahler l’aurait conduit s’il avait survécu à la terrible crise psychologique dont elle est le reflet et à la maladie implacable qui allait l’emporter quelques mois plus tard.
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