La Première Audition
19 heures 30, Munich, le 12 septembre 1910. Tout en verre et en acier, l’immense et nouvelle salle de concert de l’Exposition Internationale est déjà pleine à craquer. Trois mille quatre cents auditeurs y sont entassés devant huit cent cinquante choristes habillés de noir et de blanc (cinq cents adultes et trois cent cinquante enfants) qui ont pris place sur l’immense estrade aménagée pour l’occasion, serrés autour de l’orchestre, l’un des plus vastes jamais réunis depuis la création du célèbre Requiem de Berlioz, en l’occurrence cent quarante six musiciens, auxquels s’ajoutent les huit solistes vocaux, plus huit trompettes et trois trombones à l’autre bout de la salle.
La Première Audition
C’est la première impatiemment attendue de la Huitième Symphonie de Mahler. Dans la salle on reconnaît un grand nombre de visages célèbres. Outre la famille régnante de Bavière au grand complet, il y a aussi quelques princes de l’art contemporain, les compositeurs Richard Strauss, Max Reger, Camille Saint-Saens, Alfredo Casella, les écrivains Gerhard Hauptmann, Stefan Zweig, Emil Ludwig, Hermann Bahr et Arthur Schnitzler, les chefs d’orchestre Bruno Walter, Oskar Fried et Franz Schalk, le metteur en scène le plus illustre du moment Max Reinhardt, etc. etc. Tous les musiciens feuillettent déjà fiévreusement leurs partitions tandis que les autres ne sont là que pour assouvir leur curiosité.
A huit heures moins le quart, très précises, Mahler entre en scène, mince et pâle. Il traverse rapidement la foule d’interprètes. Il « enjambe le podium », écrit William Ritter, qui est un témoin fidèle et assidu de la vie de Mahler à cette époque, « et aussitôt il inspire confiance : grand calme et absolue simplicité, l’homme sûr de lui même et dénué de tout charlatanisme. «
Comme elles sont lointaines et dérisoires, l’agitation des journées précédentes, la fracassante entreprise publicitaire de l’impresario Emil Guttmann autour de la « Symphonie des mille » – cette campagne extravagante que Mahler a jugée digne de « Barnum et Bailey » – les photographies du héros en vente partout, les affiches géantes sur lesquelles on lit son nom en lettres démesurées, et même oui, les semaines de répétitions avec les chorales de Leipzig et de Vienne… celui de la « naissance sonore » de cette « Messe » solennelle du temps présent qu’est pour lui la Huitième Symphonie. Mahler ne répond pas aux applaudissements qui l’accueillent. « Tout à son travail, il ne s’incline même pas. Pendant deux secondes, on voit la lumière se réfléchir en éclairs dans ses lunettes et on croit entrevoir au vol une tête de mathématicien religieux. Les lumières de la salle baissent aussitôt. Alors les choeurs et l’orchestre resplendissent dans la pleine lumière des projecteurs. » Au moment même où il va livrer au public « l’œuvre la plus importante que j’aie jamais composée », une œuvre « dont le contenu et la forme sont si nouveaux que j’ai de la peine même à en parler », une œuvre où l’on entend « non pas des voix humaines, mais les chants des planètes et des soleils qui tournent dans l’espace », une symphonie « dispensatrice de joie », les oeuvres « tragiques et subjectives » qu’il a écrites auparavant ne lui semblent que simples « préludes ».
La Composition
Au moment de déchaîner toutes les forces chorales et orchestrales qu’il a accumulées jusqu’ici, Mahler se souvient-il de ce jour de juillet 1906, où il est entré dans son Häuschen, perdu au plus secret de la forêt carinthienne? Car c’est là qu’il a été comme « terrassé » par l’inspiration, là que les paroles flamboyantes de l’hymne de Pentecôte se sont imposées à lui dans toute leur puissance irrésistible. Ce jour-là, les trois mots magiques « Veni Creator Spiritus » sont venus comme par miracle abolir l’angoisse qui, chaque année, l’assaille lorsqu’il veut renouer le fil de sa création musicale après onze mois d’hyperactivité théâtrale à l’Opéra de Vienne. Et, ce jour là aussi, l’ouvrage entier a pris forme en quelques éclairs fulgurants. Il note avec fièvre :
Sans doute le même jour, il esquisse encore, sur trois portées, le thème de la « Naissance de l’Eros« , devenue maintenant « Création par l’Eros« .
Comme toujours, le projet initial ne se précise que progressivement. Le thème déjà noté pour le Finale ne comportait pas de paroles, mais Mahler s’aperçoit que celles du « Veni Creator« , qu’il veut utiliser pour le premier mouvement, s’y adaptent parfaitement. Cette même coïncidence s’est déjà produite plusieurs fois dans sa vie et il y voit toujours un signe mystérieux venu d’ailleurs, une sorte d’Annonciation mystique dont l’étrangeté est finalement inhérente à l’acte créateur. Un autre événement du même ordre va définitivement le persuader qu’il est cette fois le porte-parole des forces qui le dépassent. De l’hymne latin de Hrabanus Maurus, archevêque de Mayence au IXème siècle, Mahler ne se souvient que partiellement. Bientôt, l’agitation créatrice qui le dévore, « le soulève et le fouette pendant huit semaines » est si vorace que le texte manque pour l’alimenter. Mahler ne possède, comme source écrite, qu’un vieux Missel trouvé peut-être à Klagenfurt. Il câble à Vienne pour qu’on lui télégraphie le texte complet. En attendant, il continue à composer et il aura même presque achevé le mouvement lorsque lui arrive enfin le surprenant télégramme. Fierté et satisfaction: il constate que les versets manquants s’adaptent parfaitement à la métrique et au caractère du texte musical déjà composé. Une fois de plus, il semble à Mahler n’avoir été qu’un « instrument dont joue l’univers ».
Mais comment trouver maintenant un autre texte qui puisse prolonger celui-ci et répondre à la brûlante « invocation au génie » de Veni Creator? Comment faire du second mouvement le digne pendant et l’aboutissement naturel du premier qui est nourri de l’hymne grandiose? Lui faudra-t-il, comme pour la Deuxième Symphonie, passer en revue pendant de longues semaines toutes les littératures, pour composer enfin lui même le texte tant souhaité? Cette fois-ci, heureusement, Mahler n’hésite pas longtemps. Goethe, le poète qu’il vénère et chérit le plus n’a-t-il pas traduit à la fin de sa vie en vers allemands ce même Veni Creator? C’est dans son œuvre aussi que Mahler découvre le support poétique de son immense Finale, faisant ainsi pour la première fois de sa vie exception à la règle qu’il s’est imposée de ne jamais mettre en musique de poèmes trop accomplis, car ils se suffisent à eux-mêmes. Cette fois, Goethe l’a mis sur la voie en donnant à la scène Finale du second Faust la forme d’une cantate sans musique, d’un oratorio imaginaire avec soli et choeurs, en donnant forme à une vision poétique si vaste, si générale et si universelle que seule la musique peut répondre à sa mesure? Schumann a déjà mis en musique la scène tout entière et Liszt le « Chorus Mysticus » final, mais Mahler lui, va en faire une partie intégrante du vaste organisme symphonique et reprendre tous les motifs du Veni Creator initial pour faire de la scène goethéenne l’affirmation tranquille et sublimée de ses croyances les plus profondes.
La Huitième Symphonie de Gustav Mahler comporte deux parties:
Zweiter Teil. [Deuxième Partie.]: Schluss Szene aus « Faust » [Scène Finale de « Faust »] Poco Adagio, etwas bewegter
L’ensemble parfaitement cohérent de la Huitième est composé de deux moitiés aussi dissemblables que possible, comme les textes eux mêmes, qui appartiennent à deux langues, à deux cultures, et à deux époques très éloignées. Car Mahler n’a nullement cherché à estomper ce contraste. Bien au contraire, il l’a souligné de son mieux, en faisant du Veni Creator un hymne latin, rigoureusement contrapuntique, dans un style presque ecclesiastique, mais coulé dans le moule de la forme-sonate traditionnelle. Ce style ne doit pourtant rien à Bach, dont Mahler relisait sans cesse à ce moment là les grandes oeuvres chorales, mais plus peut-être aux polyphonies « recherchées » (ricercare) de la Renaissance. La seconde partie, au contraire, est une sorte de fantaisie libre, d’esprit romantique allemand et de plus, parfois, impressionniste, mais bien plus homophonique que polyphonique. Cependant, qui songerait à nier l’unité complète de l’ensemble? Cette unité ne découle pas uniquement du fait que les matériaux thématiques sont semblables mais de ce que l’ouvrage entier exprime une seule et même pensée et tend avec force et en permanence vers sa conclusion monumentale. Ce Chorus Mysticus final, dont Mahler commente chacun des mots clefs dans une lettre à son épouse, est bien l’une des pages les plus puissantes de son œuvre entier et même de la musique de tous les temps. Au premier abord, la Huitième peut faire l’effet d’une cantate monumentale, mais c’est en fait une symphonie dans toutes les acceptions du terme. Une symphonie pour et non avec soli, choeurs et orchestre, dans laquelle les voix, qui sont traitées d’une manière tout instrumentale, exposent et développent l’intégralité du matériau thématique. C’est aussi une symphonie « objective » et non « subjective » alors que les trois ouvrages suivants seront imprégnés tout entiers d’un sentiment d’adieu inspiré à Mahler par la mort de sa fille (et non comme on l’a dit trop souvent, par la perspective de sa mort prochaine). C’est la première de ses oeuvres où l’on ne trouve aucune musique « entre guillemets », aucune « citation », aucun écho lointain et stylisé de quelque fanfare, de quelque marche ou de quelque Ländler. La Huitième, c’est surtout un prodigieux acte de foi et d’amour, une réponse à toutes les questions, à toutes les incertitudes de l’humaine condition. Elle glorifie l’activité terrestre autant qu’une quelconque transcendance. La rédemption finale de Faust y prouve la validité de l’inquiétude humaine puisque, au terme de la quête qui l’a mené si loin de l’ascèse et de tout ce qui est traditionnellement considéré comme le chemin du Paradis, il y est accueilli par la mater gloriosa elle-même.
Une écoute même superficielle révèle dans cette symphonie une évolution et un enrichissement incontestable du style de Mahler. Non pas au chapitre du contrepoint, bien que la science polyphonique du Veni Creator soit sans exemple depuis Bach et même depuis les maîtres de la Renaissance. Non plus au chapitre de l’harmonie qui accuse ici, par rapport à la précédente symphonie, une certaine régression. Il semble en effet que Mahler ait voulu asseoir son acte de Foi sur le granit, de sorte que l’ouvrage dans son ensemble est d’une stabilité tonale presque immuable: « Combien de fois ce mouvement ne revient-il pas au mi bémol majeur, par exemple avec un accord de quarte et sixte, écrit Schönberg du premier morceau. Je ne tolérerais pas cela d’un élève! Je l’inciterais à chercher une autre tonalité. Ici, pourtant, et si incroyable que cela paraisse, tout convient parfaitement, au point qu’on ne saurait même pas imaginer autre chose. Si les règles, justement, prescrivent autre chose, alors il faut changer les règles !… «
Les conquêtes véritables de Mahler, ici, sont du domaine strictement compositionnel. Il s’agit surtout de l’utilisation systématique de la « déviation » [Abweichung] ou de la « Variante » qu’Adorno a si judicieusement opposées à la variation classique. A partir de la Huitième Symphonie, la musique de Mahler sera caractérisée par un évolution constante du matériau thématique qui devient essentiellement souple et mobile, qui est toujours reconnaissable et toujours différent. Le même Adorno fait remarquer que ses transformations ne lui font jamais perdre cependant de son expressivité au contraire de ce qui se passe souvent dans le procédé de la variation classique.
On a l’impression que Mahler a voulu compenser la dissemblance des deux textes par une unité thématique telle qu’on en a jamais rencontrée et qu’on en rencontrera jamais plus dans sa musique. Le premier thème du second mouvement, aux basses, s’inspire des deux premières notes du motif initial (Ve-ni), suivies d’un motif ascendant emprunté au thème « Ascende Lumen ». C’est ainsi également que le « Thème d’amour », qui marque l’entrée de la Mater Gloriosa, n’est autre qu’un avatar de la mélodie exposée aux vents dès la quatrième mesure du second mouvement. Ici et là, par des rappels thématiques du second morceau, Mahler souligne la parenté des paroles et des idées du Faust de Goethe et celles du Veni Creator. Par exemple: « Amorem cordibus » et « Hände verschlinget euch« , tous deux confiés au choeur d’enfants; « Infirma nostri corporis » et « Uns bleibt ein Erdenrest« ; « Imple superna gratia » et « er ahnet kaum das frische Leben« ; « Zieht uns hinan » et « Accende Lumen« . En fait, l’oeuvre entière est dominée par le Veni Creator, dont la fermeté, l’éloquence, et la concision épigrammatique ne laissent pas soupçonner au premier abord l’extrême complexité rythmique (trois changements de mètre en quatre mesures!). Les premières notes (mi bémol-si bémol-la bémol) jouent donc le même rôle unificateur que plus tard celles du Chant de la Terre (la-sol-mi). Et c’est elles qui domineront plus tard l’apothéose finale de l’un et l’autre mouvement.
L’orchestre de la Huitième Symphonie est moins vaste que celui des Gurre-Lieder de Schönberg, dont l’instrumentation fut achevée en 1911. Il comprend, outre les cordes, 5 flûtes (dont plusieurs piccolos), 4 hautbois et un cor anglais, 6 clarinettes (dont deux en mi bémol), 4 bassons et contre-basson, 8 cors, 4 trompettes, 4 trombones et tuba, une percussion particulièrement abondante piano, célesta, harmonium, orgue, glockenspiel, 2 harpes (au moins) et une mandoline, auxquels il faut ajouter les cuivres placés dans la salle. Comme toujours, Mahler a recherché avant tout la clarté et la transparence, jusque dans les tutti les plus compacts et les contrepoints les plus enchevêtrés. A condition que l’acoustique ne soit pas trop réverbérante, que l’exécution soit fidèle et soigneusement mise au point, et que les effectifs soient suffisants, chaque détail de la partition doit demeurer audible. En outre, comme toujours chez Mahler, de nombreux passages sont instrumentés avec une économie exemplaire.
-1- Erster Teil. [Première Partie.]: Hymnus: Veni, Creator Spiritus, Allegro Impetuoso, 4/4, mi bémol majeur.
L’essentiel de la Forme a déjà été résumé ci-dessus. La proportion des trois volets de la forme-sonate est plus ou moins conforme aux normes. L’exposition (168 mesures) qui comprend régulièrement un premier thème (Veni Creator Spritus), un second (Imple superna Gratia, etwas gemässigter, en ré bémol), un thème conclusif (Infirma nostri corporis, en mi bémol). Le développement (243 mesures) comporte trois sections précédées d’une introduction orchestrale (etwas hastig). La première expose un nouvel élément (Infirma nostri corporis, noch einmal so langsam als vorher [à nouveau aussi lent qu’auparavant], ut dièse mineur). La seconde commence par l’illustre invocation à la lumière, Accende Lumen (mit plötzlichem Aufschwung, mi majeur), qui est le point culminant de tout le morceau. La dernière (Praevio te Ductore, mi bémol) est une vaste double fugue (101 mesures) et mène à une rentrée abrégée (80 mesures), suivie d’une vaste coda (Gloria Patri, Breiter), de 86 mesures.
-2- Zweiter Teil. [Deuxième Partie.]: Schluss Szene aus « Faust » [Scène Finale de « Faust »] Poco Adagio, etwas bewegter, etc, 4/4, 6/4, 2/2, mi bémol mineur, majeur, etc.
La seconde partie n’est qu’une suite d’épisodes fortement contrastés, déterminés par le texte. Quelques commentateurs ont voulu y discerner trois morceaux correspondant aux trois derniers morceaux d’une symphonie classique, mais l’hypothèse est peu convaincante. L’introduction orchestrale présente, en les résumant à la manière d’une ouverture d’opéra, quatre épisodes, c’est-à-dire le choeur initial et les solos des deux Patres, ainsi que l’épisode des anges (Ich spüre soeben).
La création munichoise de la Huitième Symphonie devait être suivie d’un des plus grands triomphes de l’histoire de la musique. Le génie incomparable avec lequel Mahler a équilibré les masses sonores, la richesse évidente de l’invention mélodique, à partir d’un nombre très limité de cellules, la splendeur des deux codas, ne pouvaient manquer de fasciner son public. Ce jour là, Mahler qui venait tout juste d’atteindre cinquante ans et dont la carrière entière n’avait été qu’une suite presque ininterrompue d’échecs et de demi-succès, fut littéralement sidéré de voir la salle entière hurler, trépigner et applaudir avec transport dans un délire collectif de quelque vingt minutes. Les enfants du choeur, en particulier, à qui il n’avait cessé de prodiguer conseils et attentions pendant les répétitions, n’en finissaient plus d’applaudir, ni d’agiter leur mouchoir ou leur partition. Pour lui, ils représentaient cet avenir qu’il sentait bien lui échapper. A la fin du deuxième concert, lorsqu’ils se précipitèrent tous ensemble à l’avant de la galerie qui leur était réservée pour lui donner des fleurs et lui serrer la main, lorsqu’ils hurlèrent à tue-tête: « Vive Mahler! Notre Mahler! », lorsque le compositeur eût reçu d’eux la seule couronne de lauriers, il ne put retenir ses larmes. Plus tard, une phalange d’admirateurs déchaînés l’attendra à l’extérieur de la salle pour continuer de l’acclamer. Il aura peine à se frayer un passage jusqu’à son automobile, d’où il devra encore remercier du geste cette foule exaltée qui ne peut se résigner à le voir disparaître.
Ce soir là, tous les témoins ont noté la pâleur extrême de Mahler (si magnifiquement décrit par Thomas Mann sous le nom d’Aschenbach dans Mort à Venise). Rien, sauf peut-être ce teint cireux, ne peut alors laisser pressentir la fin prochaine. Pourtant, un témoin anonyme, et qui ne lui a jamais adressé la parole, saura bien lire l’avenir sur ce visage étrange. C’était un « jeune artiste » qui, pendant les acclamations, confie au critique viennois Richard Specht : « Cet homme mourra bientôt. Regardez ces yeux! Ce n’est pas le regard d’un triomphateur qui marche vers de nouvelles victoires. C’est celui d’un homme qui sent déjà le poids de la mort sur son épaule. »
En effet, avant même cinquante ans, Mahler a vu se briser successivement les liens les plus solides qui l’attachaient à la vie. Il a perdu sa fille bien aimée à quatre ans. Il a du quitter l’opéra de Vienne auquel il avait consacré le meilleur de ses forces et de son génie. Il a appris que sa santé, autrefois inébranlable, était mise en péril. Et, puis tout récemment, son épouse, dont l’esprit et la beauté le fascinent et l’inquiètent tout à la fois, lui a avoué qu’elle ne l’aime plus et qu’elle a trouvé le bonheur dans les bras d’un amant. Bien sûr, elle a ajouté a ussitôt qu’elle ne l’abandonnerait jamais, mais il n’en a pas moins été frappé en plein cœur. Certes, le courage héroïque qu’il a toujours montré devant l’adversité lui permettra de ne rien changer à son activité, qui restera aussi intense qu’auparavant, d’achever quasiment la Dixième Symphonie et de diriger à New York les trois quarts de la saison de concerts la plus nourrie qu’il ait jamais conduite. Mais une implacable maladie infectieuse ne l’emportera pas moins huit mois plus tard.
Ainsi, la grande montée vers la lumière du « Chorus Mysticus » n’annoncait-elle rien de terrestre à l’homme Mahler. Elle prophétisait un tout autre accomplissement, l’accomplissement ultime. En quittant Munich à regret, Mahler avait refusé de diriger la Neuvième Symphonie l’année suivante, mais promis de revenir pour la création du Lied von der Erde. Ce sera Bruno Walter, son disciple préféré, qui le dirigera à sa place. A juste titre, Mahler avait craint le chiffre fatal: le jour où Das Lied (sa véritable Neuvième) prenait son envol, il était déjà depuis plusieurs mois dans les béatitudes promises par la Huitième.