Dans la trilogie constituée par les trois symphonies instrumentales, la Septième constitue un cas particulier, un cas extrême, le point le plus avancé du modernisme de Mahler. Au premier abord, on a peine à y déceler la moindre ligne conductrice, la moindre unité d’intention qui puisse entièrement justifier la réunion de cinq morceaux aussi disparates. Ce compositeur qui jamais ne recula devant l’excès, atteint ici l’extrême pointe de son évolution, avec un premier mouvement qui est le plus moderne de toute son œuvre ; avec ensuite un morceau qui mêle toutes les réminiscences et tous les symboles dans son évocation d’un passé romantique (première Nachtmusik) ; avec le plus démoniaque et le plus terrifiant de tous ses Scherzos ; et avec la plus « faussement innocente » de ses idylles symphoniques (seconde Nachtmusik) ; et enfin avec le plus dément, le plus « dévié », le plus « fêlé », le plus provocant de tous ses Finales.
La Composition
Si la Septième Symphonie est moins unitaire que les autres, c’est peut-être parce que les mouvements secondaires, les deux Nachtmusiken ont été écrits avant les trois autres. En 1904, Mahler s’est donné pour tâche d’achever pendant l’été la Sixième Symphonie mais, comme cela lui est déjà arrivé si souvent en quittant Vienne et son activité d’interprète, il s’est torturé pendant plusieurs jours avant de trouver l’inspiration nécessaire. Désespérant de lui même et de son destin de créateur, il a, comme d’habitude en pareil cas, quitté sa table de travail pour faire une excursion dans le Tyrol du Sud, à Toblach, d’où il a pris la route qui monte au Lac de Misurina. C’est là peut-être, tandis qu’il cherche vainement l’inspiration pour son Finale, que lui sont venus à l’esprit les thèmes des deux mouvements nocturnes, parmi les idées « parasites » qu’il a l’habitude de noter aussitôt dans un carnet lorsqu’elles ne s’insèrent pas dans l’œuvre en chantier. Nous n’en savons pas plus sur le travail de cet été sinon que, à la fin d’Août, il aura achevé, non seulement la Sixième Symphonie, mais aussi l’esquisse complète des deux Nachtmusiken. Notons au passage qu’il s’agit d’un phénomène unique dans sa vie créatrice : jamais auparavant on ne l’avait vu travailler simultanément sur deux ouvrages différents.
Un an plus tard, en 1905, Mahler regagne Maiernigg après une autre saison épuisante à l’Opéra de Vienne. Et de nouveau, il va se torturer pendant dix jours, du 15 au 25 juin, sans trouver l’inspiration nécessaire aux autres mouvements de son ouvrage et surtout au premier. Une nouvelle excursion dans le Tyrol du Sud lui paraît s’imposer et, pendant deux heures et demie, il y fait au pas de course le tour d’un des lacs de la région. Il est d’humeur exécrable, non seulement à cause de la migraine qui ne le quitte pas, mais parce que c’est la Fête-Dieu et que l’auberge où il s’est installé est pleine à craquer et terriblement bruyante. Pour une fois, les fabuleux paysages n’arrivent pas à le tirer de son marasme. « Comme tu dois t’en souvenir, écrira-t-il à Alma quelques années plus tard, je me suis torturé jusqu’à la folie… jusqu’à mon excursion dans les Dolomites ! Mêmes tortures là bas. Si bien que je me suis décidé à tout abandonner et à repartir, convaincu que tout l’été était perdu. A Krumpendorf, où tu ne m’attendais pas, car je ne t’avais pas prévenue de mon arrivée, je suis monté en bateau pour traverser le lac. Dès le premier coup de rame, l’idée m’est venue du thème (ou plutôt du rythme, de l’atmosphère) de l’introduction du premier mouvement. En quatre semaines, les premier, troisième et cinquième mouvement étaient entièrement terminés. »
Dans cette précieuse lettre de juin 1910, Mahler a voulu rappeler à son épouse son incapacité d’écrire de la musique « sur commande ». En 1905, et pour ce qui est de la Septième Symphonie, la rame magique du batelier a donc mis fin à sa malédiction annuelle. Dès le 15 août, il pourra écrire (en latin) à son ami Guido Adler pour lui annoncer l’achèvement de la Septième et fera de même quatre jours plus tard dans une carte à Richard Strauss. Pour ce qui est de l’édition et de sa création, il déclare qu’il attendra aussi longtemps qu’il le faudra, mais il faut bien reconnaître que cette patience lui a été imposée par les événements. En effet, la première audition de la Sixième a été moins bien accueillie encore que celle de la Cinquième, de sorte que, à quelques semaines de la création de la Septième, prévue pour le mois de septembre 1908, Mahler se trouve sans éditeur. Il lui faut donc se résigner à faire copier à ses frais le matériel d’orchestre et à entreprendre des démarches bien humiliantes pour un compositeur de son âge et de sa notoriété. La petite firme leipzigoise Lauterbach & Kühn (qui sera bientôt rachetée par l’éditeur berlinois Bote & Bock) finira enfin par accepter sa proposition et la partition sera publiée dans le courant de 1910.
La Première Audition
Le choix de Prague et le cadre agité d’une exposition célébrant le jubilé de l’Empereur était peut-être hasardeux pour la première audition de sa nouvelle symphonie, mais Mahler n’aura pas à le regretter à cause du zèle des membres de l’orchestre et de l’enthousiasme inépuisable des musiciens tchèques et allemands réunis à Prague pour l’occasion. On lui a d’ailleurs accordé près de deux semaines de répétitions qu’il n’eut certes pas obtenues ailleurs. Le souvenir de ces journées de travail ne quittera jamais les nombreux amis et disciples qui l’entourent, notamment Bruno Walter, Artur Bodansky, Otto Klemperer et Ossip Gabrilowitsch, puis Alexander von Zemlinsky, Alban Berg, Oskar Fried, Klaus Prindsheim, etc. La plupart s’accordent à reconnaître que l’atmosphère des répétitions fut harmonieuse, mais que la Septième a été applaudie le soir de la première avec plus de respect que de chaleur. A quelques exceptions près, la presse tchèque, comme ensuite la presse autrichienne, s’expriment en généralités courtoises, qui dissimulent mal son manque d’enthousiasme. Bien sûr on n’accuse plus Mahler d’impuissance créatrice, mais on s’étonne tout de même de trouver tant de « banalités » et de matériaux d’origine populaire dans une œuvre aussi sérieuse. Dans l’ensemble, la Sérénade suscite quelques commentaires plus admiratifs. La Septième mettra bien des années avant d’être vraiment acceptée. Elle est la symphonie qui a été la plus tardivement enregistrée en studio (1953) et elle reste aujourd’hui encore, la moins populaire des symphonies de Mahler.
La Septième Symphonie de Gustav Mahler comporte cinq mouvements:
Pour deviner le programme intérieur de la Septième, nous ne disposons que de rares indices. Tout d’abord le titre de Nachtmusik que Mahler a placé en tête des deuxième et quatrième morceaux. A première vue, il paraît se référer à une époque lointaine, celle où l’on exécutait en plein air des « musiques nocturnes ». Malgré leur titre commun, les deux Nachtmusiken de la Septième ne se ressemblent pas. La première constitue à elle toute seule un paradoxe puisque le caractère militaire y est très affirmé, et que l’on a cependant peine à imaginer un bataillon se déplaçant la nuit avec musique militaire en tête ! Deux amis hollandais de Mahler, Willem Mengelberg et Alfons Diepenbrock ont affirmé que la célèbre Ronde de Nuit de Rembrandt, que Mahler avait admirée au Rijkmuseum, lui avait inspiré ce morceau nocturne, mais qu’il avait plus tard précisé avoir seulement entrevu une « patrouille » évoluant dans un « clair-obscur fantastique ». Les références à l’univers militaire de l’enfance de Mahler et au Knaben Wunderhorn sont ici bien évidentes et l’on peut considérer ce mouvement comme un Wunderhorn Lied sans parole.
Quant à la seconde musique de nuit, Alma Mahler révèle que Mahler a été hanté en composant par les « sources murmurantes » des poèmes d’Eichendorff et par son « romantisme allemand ». Au sujet du premier mouvement, Willem Mengelberg affirme avoir entendu parler Mahler, pendant les répétitions d’Amsterdam, de « force violente, opiniâtre, brutale et tyrannique », de « nuit tragique », « sans étoile ni clair de lune », régie par « la puissance des ténèbres ». Selon lui, la voix de tenorhorn de l’Introduction clame : « Ici, c’est moi le maître! J’imposerai mes volontés! ».
Si disparates que peuvent paraître les différents morceaux, le plan d’ensemble de la Septième est néanmoins caractérisé par une symétrie frappante et il sera repris, avec quelques modifications, dans Das Lied von der Erdeet la Dixième Symphonie. Grosso modo, il s’agit de deux mouvements rapides, une sonate et un rondo, qui encadrent trois morceaux de forme libre. Comme on l’a vu, Mahler utilise dans la Septième un langage plus moderne que jamais auparavant, avec d’impitoyables dissonances, des modulations soudaines, des enchaînements d’accords appartenant à des tonalités éloignées, avec aussi une abondance de notes étrangères à l’harmonie, mais qui se justifient par la conduite des voix individuelles.
-1- Scherzo : Langsam. Allegro risoluto, ma non troppo, 4/4, si mineur/mi mineur.
L’Introduction crée d’emblée un climat d’obscurité et de mystère. Trois volets s’y succèdent : la marche initiale d’une grandeur presque funèbre, une autre marche (I’), plus allante et plus légère qui jouera un rôle essentiel dans l’Allegro (vents soutenus par des pizzicati de cordes) et enfin une reprise considérablement modifiée du début, introduite par une version nouvelle du thème initial (aux trombones). Le solo instrumental qui ouvre la symphonie est confié au tenorhorn (en français, baryton en si bémol), instrument doué d’une sonorité troublante et pénétrante. Un sentiment d’instabilité et de malaise y provient d’emblée de l’utilisation d’un intervalle rare, la quinte diminuée, et de l’accentuation du thème, dans lequel, par deux fois, le temps fort tombe pour ainsi dire dans le vide, sur une note tenue. Quant au rythme fatidique de l’accompagnement, il a été suggéré à Mahler par celui des rames du bateau sur le Wörthersee, mais il rappelle également l’un des épisodes les plus célèbres de l’opéra verdien, le « Miserere » du Trovatore. D’après Mengelberg, cette introduction dépeint la nuit, les forces de l’ombre, contre lesquelles va lutter l’ardeur conquérante du premier thème. Le moins qu’on puisse dire est que cette ardeur conquérante a le souffle court. En effet les épisodes lyriques -et le second thème en particulier- y sont si nombreux et si étendus qu’on a finalement l’impression de se trouver, non pas devant un Allegro symphonique, mais devant un mouvement lent coupé de parenthèses rapides.
Etroitement apparenté à celui de l’introduction, le thème initial de l’Allegro doit son caractère volontaire et quelque peu contrefait à ses nombreuses successions de quartes mélodiques qui prévoient celles de la Kammersymphonie de Schönberg, et annoncent l’ébranlement futur du système tonal. Quant au second thème, en ut majeur (B), c’est une longue mélodie extatique, encore apparentée à l’univers des Kindertotenlieder et de l’Andante de la Sixième, mais appartenant à cette grande famille de thèmes ascendants qui, à travers tout l’œuvre de Mahler, symbolise son optimisme métaphysique. La petite marche de l’introduction (I’) sert maintenant de transition avec le développement. Après une reprise variée du thème conquérant, celui-ci se laisse peu à peu gagner par le lyrisme expansif du second élément (B). Le tempo s’accélère, pour céder à nouveau, cette fois pour une longue plage d’immobilité rêveuse où le motif de choral (cordes et bois graves) n’est autre qu’une nouvelle métamorphose de I’. Des voix d’oiseaux et des fanfares lointaines lui répondent. Ensuite, le thème B, dans un nouveau moment d’extase, ramène le tempo et le rythme de l’introduction, dans lequel il ne tarde pas à reparaître lui-même. Etant donné le rôle capital que ce second thème a joué dans le développement, on pourrait s’attendre à le voir banni de la réexposition, mais il n’en est rien. Il y atteint au contraire à de nouveaux sommets de lyrisme et s’élève dans l’aigu jusqu’à des hauteurs vertigineuses.
-2- Nachtmusik : Allegro moderato. Molto moderato (Andante) 4/4, ut mineur/majeur.
Après une introduction légèrement plus rapide, le mouvement proprement dit préserve une stabilité de tempo très rare chez Mahler. L’effet de spatialisation, obtenu à l’aide de deux cors dont le second doit être joué avec sourdine, fait écho au dialogue des deux bois au début de la « Scène aux champs » de la Symphonie Fantastique de Berlioz. Quant à l’accord majeur qui devient mineur, c’est une simple citation du leitmotiv harmonique de la symphonie précédente, mais ici privé de sa signification « pessimiste ». Car le climat d’ensemble de cette Nachtmusik n’a rien de tragique, en dépit du rythme « fatidique » de marche qui rappelle les Wunderhorn Lieder de l’époque hambourgeoise et du motif dactylique et « militaire » (violons col legno) issu de Revelge. Deux épisodes alternent, le premier aux cordes (avec imitation aux cordes graves) et le second aux basses. Comme le premier mouvement, celui-ci comprend des épisodes immobiles, avec des fanfares et des chants d’oiseaux auxquels se mêlent ici et là les cloches de vaches de la symphonie précédente (Mahler leur prescrit des effets d’éloignement plus ou moins marqués). On finit d’ailleurs par être troublés par cette abondance d’éléments « symboliques » empruntés à des univers tellement différents. La mélodie du premier Trio (violoncelles), avec son accompagnement en accords de triolets pour cuivres, est l’une des plus insolemment plébeiennes de Mahler, mais un examen plus approfondi y révèle bien des asymétries et des subtilités de tous ordres. Dans le second trio (Poco meno mosso), le tendre duo de hautbois paraît annoncer un changement total d’atmosphère, mais le rythme de marche y reprend le dessus au bout de quelques mesures. L’édifice est harmonieusement complété par le retour, librement élaboré, des deux épisodes centraux.
-3- Scherzo. Schattenhaft [Fantômatique]. Fliessend aber nicht schnell [Fluide, mais pas rapide] 3/4, ré mineur.
Un sentiment d’inquiétude s’impose aussitôt à cause de l’étrange instabilité rythmique du début : coups de timbales sur le troisième temps (faible) et pizzicati de contrebasses non accentués sur le temps fort. Une ronde presque mécanique de triolets tournoie dans un vide glaçant, presque sans harmonie accompagnante. Un épisode de valse éclaircit un instant l’atmosphère mais sa grâce initiale dégénère bientôt en sauvage réjouissance populaire (la « Nuit de Sabbat » berliozienne n’est pas loin), le rythme ternaire étant lourdement, et presque brutalement scandé par les cuivres. Dans le trio, le chant lyrique et quelque peu plaintif de la flûte et du hautbois paraît rétablir un calme que les parenthèses de croches rapides détruisent presque aussitôt.
-4- Nachtmusik : andante amoroso. Mit Aufschwung [Avec élan] 2/4, fa majeur.
C’est à dessein que Mahler a donné dans cette seconde Nachtmusik un rôle essentiel non seulement à la harpe, mais aussi à la guitare et à la mandoline, instruments aux sonorités grêles et tout à fait insolites dans le contexte symphonique. Il ne l’a pas intitulée « Sérénade », mais l’indication « amoroso », la présence insistante de ces cordes pincées et la régularité du rythme lui donnent ce caractère. On comprend sans peine que Schönberg ait été fasciné par ce morceau énigmatique, au point de reprendre la guitare de Mahler dans sa propre Sérénade Op. 24 de 1923.
Avant la kermesse du Finale, ce mouvement joue un rôle analogue à celui de l’Adagietto de la Cinquième Symphonie, mais il s’agit cette fois, non pas d’un simple Lied orchestral, mais bel et bien d’un mouvement lent, dont le climat ne rappelle en rien celui du morceau célèbre. De par son ambiguïté, sa fausse innocence, son climat de nostalgie comme distanciée, de par son absence de subjectivité même, il ne ressemble à aucun autre dans l’œuvre de Mahler.
Les premières mesures y font office d’introduction, comme si le donneur de sérénade préludait sur son instrument. Le même refrain obsessif s’interposera bientôt entre chaque épisode, donnant à la forme un air de simplicité et d’évidence que tout dément par ailleurs. Le ton, le climat, restent impersonnels et profondément ambigus et l’ensemble échappe à toute définition. Quelques brefs passages laissent affleurer une émotion plus subjective, mais ils sont chaque fois interrompus par le retour du rythme symétrique et des motifs d’accompagnement « à l’ancienne ».
-5- Rondo Finale. Allegro ordinario 4/4, ut majeur.
Nous abordons ici le morceau le plus surprenant, le plus insolite, le plus déconcertant…et en tout cas le plus impopulaire de Mahler. Celui-ci affirme avoir voulu dépeindre « la pleine lumière du jour » et le soleil éclatant de midi, mais comme dans le Finale de la Cinquième Symphonie, un voile d’ironie transforme sans cesse la réjouissance en dérision. Ainsi ce Finale fascinera-t-il toujours comme une sorte de « monstre », non pas à cause de ses explosions de joie factice, mais de ses paradoxes, de ses grimaces, de ses volte-face et de son néo-classicisme caricatural.
Le premier élément thématique est exposé par l’instrument le moins mélodique de tous, c’est-à-dire la timbale, et cela dans une tonalité qui n’est même pas celle du morceau, puisqu’il s’agit de mi mineur. Quant au thème principal, il affiche aussitôt son origine dans l’Ouverture des Maîtres-chanteurs de Wagner. Cependant, à l’intérieur même de ce vacarme de kermesse, il se produit toutes sortes d’événements bizarres, notamment l’apparition de formules tonales et de fanfares vidées de leur sens originel, et qui n’affirment rien, sinon l’impossibilité de se réjouir franchement. Après une entrée en matière aussi exubérante, on s’attendrait à voir le Rondo poursuivre sur le même ton. Au lieu de cela, une brutale rupture de ton (et de tonalité) introduit une curieuse rengaine en la bémol (dans laquelle on a vu une allusion à la valse célèbre de la Veuve joyeuse). Ces deux épisodes fortement contrastés seront bientôt suivis d’un troisième, une sorte de menuet parodique, peuplé de formules à l’ancienne mode et de contrepoints désuets. Sa fausse innocence n’a rien à faire dans un tel contexte et confirme l’équivoque créée par Wagner, justement dans les Meistersinger, entre savant et comique. On retrouve ici l’humour fantasque, l’ironie et la dérision de E.T.A. Hoffmann.
On n’en finirait pas de décrire le plus provoquant de tous les morceaux de Mahler, ni l’immense kaléidoscope des développements, dans lesquels les motifs sont inlassablement concassés, déformés, transformés et brassés. Sans cesse on se demande si l’on doit écouter au premier ou au second degré. Le plus frappant est la discontinuité dans laquelle Mahler paraît cette fois se complaire, la brutalité des ruptures, et cette « polyphonie » de styles et de climats qui semble être en fin de compte la raison d’être essentielle du morceau.
En tous cas, le retour, à la fin du Rondo, du thème conquérant de l’Allegro initial n’a nullement l’air de consommer le triomphe définitif d’un quelconque héros symphonique. Pour pénétrer la signification de ces pages énigmatiques, il faut peut-être se référer à des musiques plus récentes, dans lesquelles la citation, le second degré, la référence ambiguë au passé constituent le propos principal. A mon avis, il faut écouter le Finale de la Septième comme s’il s’agissait d’une « nouvelle musique », en tout cas d’une musique consciente avant la lettre du malaise de notre époque. La formule utilisée par Mahler lui-même pour définir l’humeur de ce mouvement, « Was kostet die Welt ? « [Après tout, tout s’achète !] ne rend pas compte de son ironie féroce, de sa fêlure, de ses sourires empruntés, de sa feinte innocence, ni de ses développements touffus et de sa complexité presque vertigineuse. N’est ce pas finalement le triomphe de l’Alltags, son grand ennemi de toujours, que Mahler célèbre ici ? Car sans cesse la réjouissance bascule dans la parodie, le ciel touche à l’enfer, le jour à la nuit, la joie au désespoir, le rire à la grimace, l’encens au soufre, le Te Deum au carnaval, l’or au plomb… Et malgré tout, malgré ces ruptures, ces défis, ces provocations, et peut-être même à cause d’eux, on acquiert au fil de ces pages la conviction que Mahler n’a jamais rien composé de plus original ni de plus prophétique que ce Rondo mal aimé.