En février 1892, après dix-huit mois de stérilité complète, Mahler rompt avec ses habitudes déjà bien établies de « Sommerkomponist » pour se remettre à écrire de la musique en plein milieu de la saison théâtrale de Hambourg. A sa sœur qui vient de lui faire parvenir les volumes de l’anthologie poétique d’Arnim et Brentano, il écrit avec confiance : « J’ai maintenant dans les mains le Wunderhorn et, avec la connaissance de soi qui est propre aux créateurs, j’ajouterai que, une fois de plus, le résultat en vaudra la peine ! »
La composition
Et en effet, à peine un mois plus tard, il aura achevé quatre « Humoresken » pour voix et orchestre, qui plus tard feront partie du recueil des Wunderhorn Lieder orchestraux. Mais ce qu’il n’a pas prévu alors, malgré cette « connaissance de soi » dont nous savons pourtant bien qu’elle le trompait rarement c’est la destinée future de la cinquième « Humoreske », Das himmische Leben. Car ce grand Lied participera d’abord à l’édifice monumental de la Troisième Symphonie, sous le titre de « Was mir das Kind erzählt » [ce que me conte l’enfant], après avoir fourni une partie de la substance mélodique du cinquième mouvement de ce même ouvrage. Quelques années plus tard, prenant conscience de son exceptionnelle richesse de substance, Mahler décidera d’en faire, pour la première fois de l’histoire de la musique, le Finale d’une autre symphonie, intitulée préalablement, elle aussi, « Humoreske ». C’est ainsi que Das himmlische Leben deviendra l’aboutissement, le couronnement, le « sommet en pointe » du nouvel ouvrage, à la manière des derniers mouvements avec choeurs de la Neuvième Symphonie de Beethoven et de la propre Deuxième de Mahler.
Lorsqu’il entreprend la composition de la Quatrième Symphonie, en 1899, Mahler occupe depuis deux ans le poste qu’il avait convoité des années durant : il est désormais le directeur admiré et redouté de l’Opéra de Vienne et il a ainsi retrouvé sa patrie et sa ville d’adoption. On ne peut manquer de reconnaître aujourd’hui l’empreinte indélébile que la capitale autrichienne a laissée sur la Quatrième Symphonie, sur son lyrisme pastoral et sur son heureux abandon.
Avant même de se mettre au travail, Mahler avait rédigé une sorte de « synopsis » des différents mouvements comme auparavant pour la Troisième Symphonie :
Depuis lors, le projet a considérablement évolué : les « Cloches du matin » sont entrées dans la Troisième Symphonie, la « Vie terrestre » est devenue un simple « Wunderhorn Lied » du recueil orchestral et le Scherzo en ré est certainement celui que Mahler intégrera plus tard dans la future Cinquième. Quant à l’Adagio, il pourrait bien avoir porté à l’origine ce sous-titre (Caritas), mais il est en sol et non pas en si majeur. Or il est rare que Mahler modifie la tonalité d’un mouvement projeté. Par ailleurs le même titre reparaîtra plus tard dans le premier « synopsis » esquissé pour la Huitième.
En juillet 1899, Mahler aborde la composition proprement dite de la Quatrième. Il a échoué cette année là, par une suite de hasards malheureux, à Alt-Aussee, une petite station thermale du Salzkammergut, où il va passer des vacances de cauchemar. Non seulement le temps est pluvieux et glacial, dans la villa qu’il a louée, il est sans cesse troublé par des flonflons lointains de l’orphéon municipal, lui toujours hypersensible au moindre bruit extérieur lorsqu’il compose. Complètement découragé, il finit par se plonger dans la lecture lorsque les idées musicales se mettent tout à coup à affluer. En quelques jours, l’ouvrage tout entier va ainsi prendre forme dans son imagination.
Les dernières semaines de vacances se passent dans la fièvre. Car, à mesure qu’approche le moment fatidique du retour à Vienne, par une cruelle ironie du sort, l’invention musicale se fait de plus en plus abondante. Mahler se promène partout avec un carnet d’esquisses à la main pour ne laisser perdre aucune de ses idées. Les dernières journées sont un véritable calvaire : au cours d’une promenade, le compositeur est pris d’un vertige incoercible à l’idée de toute cette musique qui voudrait tant naître et qui, sans doute, ne verra jamais le jour. Avant de quitter Aussee, il fait un gros rouleau de toutes ses esquisses dont il n’ignore pas que nul autre que lui ne serait capable de les déchiffrer. Il les rangera plus tard à Vienne, dans un tiroir de son bureau, et cessera d’y penser jusqu’à l’été prochain.
L’année suivante, en 1900, Mahler a enfin décidé de s’installer définitivement avec sa famille dans un lieu calme et retiré. Son choix s’est porté sur Maiernigg, une minuscule localité de la rive sud du Wörthersee, en Carinthie. En attendant l’achèvement de sa villa, Mahler s’est déjà fait construire en pleine forêt, un Häuschen réservé à la composition. Mais il arrive cette fois complètement épuisé par la saison de l’Opéra et par les concerts qu’il a donné à Paris, à l’Exposition Internationale, avec la Philharmonie de Vienne. Une fois de plus, il va donc passer de longues journées dans l’angoisse et la stérilité la plus complète. Il se plaint déjà d’avoir définitivement gâché sa vie en devenant chef d’orchestre et cite l’exemple des grands compositeurs du passé qui, à son âge, avaient déjà achevé la majeure partie de leur œuvre. C’est dans la douleur qu’il se remet au travail, se plaignant sans cesse du moindre bruit, des oiseaux qui font leur nid dans le toit du Häuschen, des rumeurs qui lui parviennent depuis l’autre rive du lac et de tout ce qu’il nomme la « barbarie du monde extérieur « . Malgré tout, lorsqu’il se replonge enfin dans les esquisses de l’année précédente, il s’aperçoit avec stupeur que, durant sa longue inactivité créatrice, un « second moi » inconscient a travaillé à son insu. La tâche est ainsi bien plus avancée qu’elle ne l’était au moment où il l’a interrompue l’année précédente. La Quatrième Symphonie pourra donc être achevée dans un temps record, à peine plus de trois semaines : Mahler met le point final au manuscrit le 6 août 1900. Fou de joie, il ne cesse pas de parler de son œuvre et de la commenter devant ses intimes en soulignant la complexité inédite de la polyphonie et l’ordonnance subtile des développements.
La Quatrième Symphonie comporte quatre mouvements:
Les premières auditions
La Quatrième Symphonie fut créée à Munich le 25 novembre 1901, sous la direction du compositeur. Le public, qui attendait de ce créateur épris de monumentalité, une autre œuvre titanesque, une nouvelle Deuxième, n’en voulut pas croire ses oreilles. Ils prirent cette innocence et cette naïveté pour une nouvelle pose, une affectation de plus, voire une coupable mystification. On siffla donc copieusement. Immédiatement après, Weingartner dirigea l’ouvrage à Francfort, à Nuremberg (où il se déclara malade et ne dirigea que le finale), puis à Karlsruhe et à Stuttgart. Mahler conduisit lui-même les premières de Berlin et de Vienne. Partout, on allait l’accuser de « poser des énigmes insolubles » , de « se divertir en se servant de matériaux sonores étrangers à sa nature », de « prendre plaisir à casser les oreilles de son public avec d’atroces, d’inimaginables cacophonies », ou bien de ne savoir écrire qu’une musique plate et sans esprit, sans style et sans mélodie, artificielle et hystérique, bref, un « pot-pourri de variétés symphoniques ».
La Quatrième Symphonie a pourtant trouvé, avant ses soeurs, une place solide et stable au répertoire international des concerts et elle est la symphonie de Mahler qui a le plus été enregistrée, après la Première Symphonie.
Alors que, pour les symphonies antérieures, Mahler avait fourni à ses auditeurs des textes explicatifs, ou tout au moins des titres pour chacun des mouvements, il décide cette fois que la musique de la Quatrième peut et doit se suffire à elle même. Car il a constaté que les « programmes » des poèmes symphonique de Liszt et de son école ôtaient en définitive toute liberté à la musique et au musicien et que ses propres textes, au lieu de faciliter l’accès de ses premières oeuvres ne faisaient que créer des équivoques et des malentendus. Les auditeurs de la Quatrième devront donc se passer de programme et se contenter du poème qu’il a mis en musique dans le lied final. Qu’a-t-il donc voulu exprimer dans sa nouvelle œuvre ? Rien que le « bleu uniforme » du ciel, avec toutes ses nuances, ce bleu qui attire et fascine les êtres humains tout en les inquiétant de sa pureté même.
De l’Adagio, dont la mélodie est à la fois « divinement gaie et infiniment triste », il dira plus tard (1901) : « C’est Sainte-Ursule elle-même, la plus sérieuse de toutes les Saintes, qui règne sur cette haute sphère de gaieté. Son sourire ressemble à celui des gisants, de ces prélats ou de ces chevaliers que l’on voit dans les églises sur les tombes anciennes, les mains croisées sur la poitrine, avec cette expression sereine et douce de ceux qui ont conquis la suprême félicité. Une paix sacrée, solennelle, une gaieté sérieuse et tendre, tel et le caractère de ce mouvement qui a aussi des moments de tristesse profonde, comparables, si vous le voulez, à des réminiscences de la vie terrestre, et d’autres où la gaieté devient vivacité expansive ». Parfois en composant cet Adagio, Mahler a aperçu le visage de sa propre mère, « souriant à travers les larmes », elle qui savait « racheter toutes les souffrances par l’amour ». Plus tard encore, il comparera l’ouvrage à un « tableau primitif sur fond or » et précisera à propos du Finale : « Lorsque l’homme, émerveillé mais dérouté, demande ce que tout cela signifie, l’enfant répond dans le quatrième mouvement : « Telle est la vie céleste ! » ».
Ainsi donc, à l’inverse de ce qui s’est produit et se produira à d’autres moments de la vie de Mahler, (par exemple en 1904, lorsqu’il compose ses musiques les plus « douloureuses » les derniers Kindertotenlieder et le Finale de la Sixième, au cours de l’été le plus harmonieux de toute sa vie), la Quatrième respire le bien-être, l’air pur, la détente, le lyrisme, et cela bien qu’elle ait été créée dans la douleur et dans l’angoisse. Deux ans après le retour de Mahler en Autriche, on peut y voir une sorte de chant d’action de grâces pour la patrie retrouvée, un hymne à la gloire de la « Gemütlichkeit » viennoise. Car le langage de la Quatrième est directement issu du classicisme viennois, celui de Haydn et de Schubert.
-1- Bedächtig. (Nicht eilen) ; Recht gemächlich. [Délibéré. (Sans hâte) ; Très à l’aise.]
Après quelques mesures d’introduction dominées par les flûtes et les grelots (le grelot du fou, selon Adorno, qui compare ce début au « il était une fois » des contes de fées), le premier mouvement commence « comme s’il ne savait pas compter jusqu’à quatre », par un thème ascendant, de caractère proprement viennois et qui fait partie de la grande famille des mélodies de même nature dans l’œuvre de Mahler. Il est bientôt suivi d’un second, aux cordes graves, aussi calme et aussi pastoral. Cette simplicité va d’ailleurs être bientôt démentie dans le développement où les divers motifs sont combinés, enchaînés, transformés, inextricablement enchevêtrés, ou bien encore, comme l’écrit Erwin Stein, « battus comme un paquet de cartes ». Sans cesse, ils engendrent de nouvelles mélodies à partir d’éléments déjà connus, mais dont l’enchaînement, la fragmentation, la superposition, n’en sont pas moins toujours imprévisibles.
-2- In gemächlicher Bewegung. Ohne Hast. [Dans un tempo modéré. Sans hâte.]
Une ombre plane sur le début du Scherzo en forme de Ländler ; la sonorité aigre d’un violon d’un violon désaccordé (chacune des cordes en est élevée d’un ton entier) lui donne un aspect caricatural, mais on s’apercevra, en fin de compte, que « ses intentions ne sont pas si mauvaises que celà ». A l’origine, Mahler avait noté au début de ce mouvement : « Freund Hain, le violoneux, joue pour la danse; la mort gratte bizarrement son violon et nous mène là haut vers le ciel ».
-3- Ruhevoll. [Tranquille.] (Poco Adagio)
Avec l’Adagio, nous arrivons à l’essence de la musique. -et l’on pourrait presque dire de l’âme- de Mahler. Nul autre que lui ne pouvait composer dans la tradition beethovénienne, un chant à la fois si serein, si grave et si profond. « La longue mélodie […], écrit Adorno, retrouve, dépouillée de tout pathos cette même quiétude d’une patrie heureuse, soulagée de la souffrance de la limite. Son authenticité, qui n’a rien à envier à celle de Beethoven, se trouve vérifiée par le fait que la nostalgie, après un temps d’arrêt, s’élève à nouveau, incorruptiblement, dans la plainte du second thème, qui transcende la mélodie expressive du conséquent ». Mahler disait de ce mouvement qu’ « il rit et pleure tout à la fois » et en effet, le premier thème, immobile et méditatif, avec sa basse de passacaille, est suivi d’un second qui est franchement douloureux. On entend ensuite deux groupes bien distincts de variations sur le thème principal, séparés par un double retour du thème « douloureux ». Avec la tonalité de mi majeur, la coda introduit le thème principal du Finale. Grâce à cette modulation subite, qui déclenche le seul véritable tutti de l’ouvrage, Mahler fait franchir à ses auditeurs les portes du paradis, le seul peut-être qui soit accessible aux vivants, c’est-à-dire le paradis naïf de l’enfance et de l’imagerie populaire.
-4- Sehr Behaglich. [Très à l’aise.]
Dans le poème du Knaben Wunderhorn, Das himmlische Leben, les plaisirs bucoliques, musicaux et surtout gastronomiques du Ciel sont décrits et catalogués avec une verve, un enthousiasme et une précision qui enchantaient Mahler. Celui-ci recommande d’ailleurs au soprano solo « une expression joyeuse et enfantine, tout à fait dépourvue de parodie ». Les contemporains trouvèrent cette naïveté singulièrement fausse et affectée. Il la jugèrent encore plus scandaleuse et plus suspecte que le « retour à Haydn » du premier mouvement à cause du raffinement de la mise en œuvre et, en particulier, de l’instrumentation. Il paraît inconcevable aujourd’hui que ce merveilleux Lied, si frais et si pur, si prodigieusement riche d’invention mélodique, ait pu être mal accueilli par la quasi-totalité de ses premiers auditeurs. La lumineuse, la rayonnante, la divine coda en mi majeur, musique « céleste » s’il en fut jamais, nous laisse entièrement convaincu qu' »aucune musique terrestre ne se peut comparer à la musique des hautes sphères ». Elle nous apprend aussi que les âmes tourmentées et divisées comme celle de Mahler, que les êtres qui, comme lui, ont voulu assumer pleinement dans leur vie et dans leur art les frustrations, les crève-coeurs, les tragédies de la condition humaine, ainsi que ses doutes, ses incertitudes et ses ambiguïtés, peuvent eux-aussi avoir accès au Royaume du Ciel. Qu’importe si ce paradis, « dépeint sous les traits d’un anthropomorphisme paysan » (Adorno), paraît ici trop concret, trop rassurant pour que l’on y croit totalement comme on croit à la résignation mystique des Finale de la Neuvième et du Lied von der Erde.
En composant cette Quatrième, Mahler a voulu proposer à ses contemporains une œuvre plus courte et plus abordable que les symphonies antérieures. C’est volontairement qu’il s’est privé d’un vaste effectif orchestral et en particulier des trombones, et s’est efforcé de faire régner partout la clarté, l’économie, la transparence qu’exigeait évidemment le « sujet » de l’ouvrage.
Mais si, dans la production de Mahler, la Quatrième peut passer, au premier abord pour un intermezzo, un divertissement léger, plutôt que pour une œuvre essentielle, un tel jugement ne résiste pas à un examen approfondi de la partition. Derrière l’ascèse sonore et le parti pris de simplicité, se dissimulent une richesse d’invention, une densité polyphonique, une concentration de la pensée musicale, en même temps qu’une souveraineté technique, une complexité et un raffinement presque vertigineux de l’écriture, qui tous sont sans précédent chez Mahler. Non seulement il a dépensé plus d’efforts, plus de temps et au moins autant d’amour pour ces quarante cinq minutes de musique que pour les quatre vingt dix minutes de ses oeuvres précédentes, non seulement la réussite technique y est donc plus éclatante encore, mais son néo-classicisme évident n’a rien d’une fuite vers le passé. C’est au contraire une œuvre d’avant-garde pour l’époque, une nouvelle découverte de Mahler par lui-même, une évolution entièrement inattendue de son style vers la rigueur et la concentration. Dans son « retour à Haydn », Mahler emprunte des formules traditionnelles et héritées du passé, certes mais il les enrichit, il les transforme et ne se laisse jamais contraindre par ces emprunts. Sa « gaieté irraisonnée et déraisonnable » n’a rien non plus de contrefait ni de caricatural, comme c’est souvent le cas chez Strauss, par exemple dans Le Bourgeois Gentilhomme. Il s’agit plutôt d’une nostalgie affectueuse pour un temps meilleur et à jamais révolu, pour un « temps de l’innocence ». D’ailleurs cette nostalgie à peine teintée d’ironie caractérise tout le climat intellectuel de la Vienne des premières années du siècle, et notamment celui des chefs d’œuvre littéraires tes que L’Homme sans qualité de Musil ou La Marche de Radetzky de Joseph Roth. Et c’est pourquoi la Quatrième Symphonie reste la plus authentiquement viennoise de toutes les œuvres de Mahler.