On a peine à imaginer qu’un ouvrage aussi unitaire et puissamment structuré que la Deuxième Symphonie de Mahler ait été le fruit d’un long et douloureux effort, et pourtant plus de six ans se sont écoulés entre les premières esquisses et l’achèvement du grandiose finale.
La composition
En 1888, à 28 ans, Mahler occupe depuis deux ans un poste de chef d’orchestre à l’Opéra de Leipzig où il a composé en pleine saison sa Première Symphonie. L’encre est à peine sèche sur la partition lorsqu’il en conçoit une autre, en ut mineur. Rapidement terminé, le premier mouvement aura pendant cinq ans une existence indépendante sous le titre de Todtenfeier [Cérémonie funèbre], titre que Mahler a emprunté à la version allemande du poème épique de l’illustre écrivain polonais Adam Mickiewicz, due à son ami de jeunesse Siegfried Lipiner. Achevée à Prague au mois d’août 1888, la partition de Todtenfeier restera longtemps dans les cartons de Mahler car, nommé directeur de l’Opéra de Budapest à la fin de l’année, il est désormais bien trop absorbé par ses tâches artistiques et administratives pour se remettre à composer.
Trois ans plus tard, en 1891, Mahler quitte l’Opéra hongrois pour le Stadt-Theater de Hambourg où, comme chef d’orchestre, il fait immédiatement la conquête du génial Hans von Bülow. Le « pape de la musique allemande » a toujours défendu les musiques nouvelles : après avoir dirigé la première représentation de Tristan et Isolde, il est devenu l’interprète préféré de Brahms. Plus tard, il a découvert en Richard Strauss l’étoile montante de la jeune musique allemande. Mahler se convainc donc que Bülow le soutiendra également comme compositeur et il décide un jour d’aller lui jouer sa Todtenfeier au piano. Bien loin de s’extasier, le maître fait la grimace et se bouche les oreilles, et formule ensuite sa désapprobation en deux phrases lapidaires: « Si ce que j’ai entendu est de la musique, alors je ne comprends plus rien à la musique » et : « En comparaison de ce que je viens d’entendre, Tristan me fait l’effet d’une symphonie de Haydn ».
Tout autre que Mahler aurait sombré dans le découragement. Mais la rupture étant consommée entre le passé et l’avenir, il décide au contraire de s’engager tout seul sur un chemin semé d’épines et d’embûches, un chemin que seuls le courage et l’entêtement propres au génie lui permettront de suivre jusqu’au bout. En attendant, le « bagne » de l’Opéra de Hambourg dévore tout son temps et c’est seulement en février 1892 qu’il parviendra à se remettre à écrire de la musique, et d’un seul trait compose et orchestre cinq grands Wunderhorn-Lieder.
Malheureusement, le futur « compositeur d’été » n’a pas encore trouvé le lieu calme et retiré dont il a besoin pour son travail. L’été de 1892 se passe donc au sein de la nature, à Berchtesgaden, dans le sud de la Bavière, mais sans qu’une seule autre note soit sortie de sa plume. L’expérience lui ayant porté conseil, Mahler s’installe un an plus tard avec sa famille dans une petite auberge des bords de l’Attersee, non loin de Salzbourg. Le cadre est idéal et il résout bien vite d’y faire construire sur une petite presqu’île un « Komponierhäuschen » où il passera désormais le plus clair de son temps pendant l’été, immergé dans son travail créateur. C’est alors qu’il revient à son projet initial de « Symphonie en ut mineur » et compose très rapidement l’Andante en La bémol à partir des esquisses notées en 1888 sur des feuilles volantes, puis le Lied Antonius von Padua Fischpredigt [Saint Antoine de Padoue prêchant aux poissons], et en même temps le Scherzo de sa Symphonie, dont la substance musicale est à peu près identique. Le travail avance à une rapidité vertigineuse et Mahler entretient chaque jour sa fidèle amie Natalie Bauer-Lechner de sa progression. Une force « venue d’ailleurs » le soulève et il se compare à un instrument de musique dont jouerait « l’Esprit du monde, la source de toute existence ». Entre le 21 juin et le 16 juillet, il achève ainsi le second et le troisième mouvements. Pourtant la fin de l’été et la date du retour à Hambourg s’approchent sans qu’il ait rien composé du Finale qui doit couronner l’édifice. Il s’est contenté d’ajouter aux trois mouvements existants le Wunderhorn-Lied « Urlicht » qui servira d’introduction au dernier mouvement.
Pour ce finale qu’il entrevoit déjà comme une apothéose, Mahler songe à suivre l’exemple illustre de la Neuvième Symphonie de Beethoven et à utiliser un choeur. Il s’est déjà mis à parcourir « toute la littérature mondiale en partant de la Bible pour trouver la parole rédemptrice », mais il n’a rien découvert qui lui convienne lorsqu’en février 1894, meurt Hans von Bülow. Mahler assiste à ses funérailles [Todtenfeier] et décrira plus tard le choc qu’il a ressenti pendant la cérémonie : « A ce moment là, dans la tribune d’orgue, le choeur a entonné le choral de Klopstock « Auferstehn » [Ressusciter]. Je fus atteint comme par un éclair et tout fut alors éblouissement et clarté dans mon âme! Il en a toujours été ainsi pour moi : c’est seulement lorsque je vis la sensation [erlebe] que je crée [tondichte], et seulement lorsque je crée des sons que je vis la sensation. »
C’est ainsi que, trois ans après l’achèvement de la Deuxième, Mahler décrit au critique Arthur Seidl la genèse de son immense Finale. Le jour même, il note en rentrant chez lui les premières esquisses. Le travail de composition proprement dit sera accompli l’été suivant à Steinbach en trois semaines. Au poème de Klopstock, Mahler a ajouté bon nombre de vers de sa plume, qui non seulement amplifient mais transforment la pensée du poète. Le passage essentiel dans lequel il exprime sa confiance en l’être humain, capable selon lui de modeler son propre destin, est celui-ci:
Avec des ailes que je me suis moi-même conquises,
Dans un brûlant élan d’amour,
Je m’envolerai vers la lumière invisible à tout œil,
Je meurs afin de revivre.
Les premières auditions
Au contraire de la symphonie précédente qui, du propre aveu de Mahler, demeurera toujours son « enfant de douleur », la Deuxième va s’imposer, au bout de quelques années, comme son œuvre la plus représentative et la plus accomplie. Certes, il n’en sera pas ainsi lorsque Strauss inscrit la création des trois premiers mouvements au programme d’un concert de l’Orchestre Philharmonique de Berlin le 4 mars 1895. Mahler est au pupitre, mais la salle est à moitié vide et le lendemain, la critique se déchaîne. On lui reproche de casser les oreilles de ses auditeurs avec des « fracas inutiles » et des « atroces dissonances torturantes ». C’est tout juste si on lui reconnaît le moindre talent. Mais il en faudrait bien plus pour décourager le jeune compositeur. Avec l’aide de deux mécènes hambourgeois, il organise neuf mois plus tard, le 13 décembre, également à Berlin, la première audition complète de l’ouvrage, cette fois avec solistes et choeurs. L’Orchestre Philharmonique de Berlin, les choeurs de la Stern’sche Singakademie, du Sängerbund des Lehrerverein et deux cantatrices du Stadt-Theater de Hambourg, Josephine von Artner, soprano, et Hedwig Felden, alto, sont placés sous la direction de Mahler. La location étant presque nulle pour le concert, il lui faut distribuer le jour même un grand nombre de places gratuites. A la fin de la soirée, l’enthousiasme de la salle paraît rassurant, mais le lendemain, la presse tire à nouveau à boulets rouges. Cette fois-ci, Mahler se plaint amèrement : « Je ne puis pas m’empêcher de pousser un profond soupir lorsque je vois la phalange serrée des quotidiens barrer à nouveau le passage aux enfants de mon esprit ». Heureusement sa déception est tempérée par l’enthousiasme de quelques admirateurs de marque, tels les chefs Arthur Nikisch, Felix Weingartner et le compositeur Engelbert Humperdinck. Par ailleurs, ses deux courageux mécènes le comblent en promettant de subventionner à Leipzig la publication d’une réduction pour deux pianos de la symphonie.
Quoi qu’il en soit, le chemin à parcourir sera encore long avant que Mahler ne soit reconnu comme un grand créateur de musique. Bien sûr, la Deuxième Symphonie sera la première œuvre de son auteur à franchir les frontières du monde germanique, lorsque le chef Sylvain Dupuis convie Mahler à la diriger à Liège, dans la série des Nouveaux Concerts. Ensuite, pendant l’hiver 1900-1901, la création munichoise du même ouvrage fait grand bruit. Le nom de Mahler commence déjà à se répandre lorsque le triomphe, cette fois presque unanime, de la Troisième Symphonie à Crefeld en 1902, fait de lui, du jour au lendemain, un compositeur célèbre. Strauss, en tant que président de l’Allgemeiner Deutscher Musikverein, décide alors de monter la Deuxième au festival suivant, et choisit pour ce concert un des hauts lieux de l’architecture gothique, la cathédrale de Bâle. Cette fois encore, l’œuvre et son compositeur sont acclamés avec transports. La Deuxième devient l’œuvre fétiche de Mahler, qui la choisit en 1907 pour dire adieu à Vienne, puis, en 1908 et 1910, pour se faire connaître à New York et Paris.
Il est à noter que l’enregistrement de la Deuxième par Oskar Fried, réalisé à Berlin en 1924 est le premier enregistrement connu d’une œuvre de Mahler.
La Deuxième Symphonie comporte cinq mouvements :
Pour Mahler, composer une symphonie c’est « exprimer tout le contenu de ma vie » et c’est aussi « créer un univers avec tous les moyens à ma disposition ». Encore faut-il faciliter l’accès de cet univers aux auditeurs non avertis. C’est dans cet esprit qu’il rédige à nouveau pour la Deuxième Symphonie plusieurs programmes différents mais qui se ressemblent sur l’essentiel. Dans le premier mouvement, le héros symphonique est porté en terre après un long combat « contre la vie et le destin ». Il lance un regard rétrospectif sur son existence, d’abord sur un moment de bonheur (c’est le second mouvement), puis sur le tourbillon cruel de l’existence. Sur « la mêlée des apparences » et sur « l’esprit d’incrédulité et de négation » qui s’est emparé de lui (c’est le scherzo). Il « doute de lui même et de Dieu », « le dégoût de toute existence et de tout devenir le saisit comme un poing d’acier et le torture jusqu’à lui faire pousser un grand cri de désespoir ».
Dans le quatrième mouvement, « la voix touchante de la foi naïve résonne à son oreille » et lui promet la lumière. Quant au Finale, « c’est la terreur du Jour d’entre les Jours qui se déchaîne. La terre tremble, les tombeaux s’ouvrent, les morts se lèvent et s’approchent en cortèges sans fin. Les grands et les petits de la terre, les rois et les mendiants, les justes et les athées, tous se précipitent. Les cris de grâce et les supplications prennent à notre oreille une sonorité effrayante. Ils se transforment en hurlements de plus en plus terribles. Toute conscience s’évanouit à l’approche de l’Esprit Eternel.
Le GRAND APPEL résonne, les trompettes de l’Apocalypse hurlent. Dans un affreux silence, nous croyons reconnaître un rossignol lointain, comme un dernier écho de la vie terrestre. Doucement résonne alors le choeur céleste des bienheureux: « Ressusciter! Oui, tu vas ressusciter! ». C’est alors que paraît la splendeur divine. Une douce et merveilleuse lumière nous pénètre jusqu’au coeur. Tout n’est plus que calme et bonheur. Et voici qu’il n’existe plus ni justice, ni grands ni petits, ni châtiment ni récompense! Un sentiment tout puissant d’amour nous emplit de certitude et nous révèle l’existence bienheureuse. »
-1- Allegro. Maestoso. Mit durchaus ernstem und Feierlich Ausdruck. [D’un bout à l’autre avec une expression grave et solennelle.]
Ici Mahler atteint pour la première fois la dimension d’un symphoniste de la grande tradition germanique, celle d’un Beethoven, d’un Schubert et d’un Bruckner. Par l’éloquence de la thématique, la puissance de l’architecture, le souffle pathétique et la concision de la pensée, cette marche funèbre soutient la comparaison avec celles de la Symphonie Héroïque ou du Crépuscule des Dieux de Wagner. L’ombre de Bruckner plane sur les premières mesures, sur le long trémolo initial et jusque sur la durée et le caractère du thème principal confié aux basses (43 mesures). Cependant la personnalité de Mahler s’y affirme plus encore avec de nombreux traits que l’on rencontrait déjà dans sa première partition de 1880, Das klagende Lied, enchaînements mélodiques dominante-tonique, alternance des modes majeurs et mineurs, etc. La structure est encore toute classique, avec deux éléments thématiques principaux, dont le second, en mi majeur, laisse déjà entrevoir la conclusion optimiste de l’ouvrage et le thème de la Résurrection du Finale. Le même second thème, transposé en ut majeur, ouvre le développement avec un long épisode tranquille dont le cor anglais rehausse le climat avec un paisible « Ranz des vaches ». Après une élaboration dramatique et mouvementée du premier thème, le calme se rétablit avec une nouvelle scène pastorale. Elle est cette fois brutalement interrompue par un retour rageur des gammes du thème principal, ponctuées ici de violents coups de tam-tam et de timbales, et dans la « fausse » tonalité de mi bémol mineur. Une lente gamme descendante interrompt aussitôt ce déchaînement. Elle s’achève dans l’extrême grave, pianissimo, et amorce en trémolos un second développement aussi étendu que le premier. Bientôt paraît aux six cors un élément nouveau, un choral solennel apparenté au Dies Irae et qui jouera plus tard dans le finale un rôle de premier plan. Le déchaînement symphonique qui suit s’amplifie jusqu’au retour du premier thème dans sa forme originale. La réexposition très abrégée est suivie d’une majestueuse coda, où les thèmes se désagrègent peu à peu. Tout se termine par un de ces écroulements [Einsturz] dont parle le philosophe Theodor Adorno, une gamme descendante et rapide, en triolets.
-2- Andante moderato. Sehr gemächlich. Nie eilen [Très modéré. Ne jamais se presser.]
A cause de la disparité de style et de climat qui existe entre l’envolée épique du premier morceau, et l’idylle du second, Mahler avait tout d’abord exigé que l’on fasse entre eux une interruption de quelques minutes, mais il renoncera ensuite à cette pause que nul ne songerait plus aujourd’hui à observer. Deux épisodes alternent, le premier un gracieux ländler en majeur, et le second en triolets et en mineur. Mahler était particulièrement fier du superbe contre-chant des violoncelles qui, après le second épisode, accompagne la seconde exposition du thème principal.
-3- In ruhig fliessender Bewegung. [Dans un mouvement tranquille et coulant.]
Un monde paraît séparer l’anecdote humoristique du Wunderhorn-Lied (dans lequel Saint Antoine prêche aux poissons qui ne comprennent rien à ses paroles et l’observent avec des yeux stupides) et la conception tragique, ou tout au moins pessimiste, du Scherzo, alors que l’un et l’autre se nourrissent de la même substance musicale. Imprégné de littérature romantique allemande, Mahler y a puisé cette ambiguïté fondamentale entre le grotesque et le tragique. Le conte drolatique avait d’ailleurs pour lui une signification plus profonde : il y voit une image fidèle de la condition de l’artiste en ce bas monde, éternellement incompris des foules. Il faut d’ailleurs noter que ce mouvement est revêtu d’un sens « négatif » dans les différents programmes de l’ouvrage. Deux coups de timbales, dominante-tonique, déclenchent la « vaine agitation » du Scherzo, une double ostinato ininterrompu, et volontairement monotone, de doubles croches dans l’aigu et de croches aux basses. Mahler a délibérément choisi des timbres aigres et quelque peu grotesques comme celui de la petite flûte et de la clarinette en mi bémol. La matériau essentiel du Trio, en majeur, est également emprunté au Lied, à l’exception du grand solo de trompette, qui est un de ces épisodes banaux que l’on a si souvent reproché à Mahler et qui nous enchantent aujourd’hui de par leur simplicité même. A la fin du mouvement, le « cri de désespoir » auquel fait allusion le programme emplit tout l’orchestre dans un vaste tutti en si bémol majeur.
-4- Urlicht. [Lumière originelle.] Sehr feierlich aber schlicht. Choralmässig [Très solennel mais modeste. Modéré à la manière d’un choral]
Après les questions « torturantes » du premier mouvement et la ronde grimaçante du Scherzo, l’être humain retourné à l’état d’enfance est enfin libéré de l’incertitude et du doute. Un premier rayon de lumière brille dans ce Wunderhorn-Lied qui va servir de portique au Finale et qui introduit pour la première fois la voix humaine. Le premier motif ascendant, dans le registre grave de l’alto, est déjà porteur d’espoir. Il se poursuit en un choral solennel, doucement entonné par les cuivres, et qui affirme la foi naïve et paisible de l’enfance. Plus tard, ce même thème ascendant, mais amplifié, deviendra celui de la Résurrection du Finale. Dans l’épisode médian (da kam ich auf einen breiten Weg), l’espoir se confirme, le doute est vaincu et le Lied s’achève dans un sentiment de certitude et d’extase tranquille.
-5- Im Tempo des Scherzo. Wild herausfahrend. [Dans le tempo du Scherzo. Comme une violente explosion.]
S’inspirant d’un des traits les plus originaux de la Neuvième Symphonie de Beethoven, Mahler rappelle au début de son finale un épisode antérieur de l’ouvrage, le « cri de désespoir » du Scherzo. La réponse arrive très vite (Sehr zurückhaltend [très retenu]) sous la forme d’une annonce encore hésitante du thème futur de la Résurrection, joué par les cors. Un premier « appel dans le désert » résonne, également aux cors, depuis la coulisse, mais tout s’estompe à nouveau avec un motif de triolets qui plonge dans le grave. Le choral des vents qui survient alors sur des croches en pizzicati, annonce quelques uns des intervalles caractéristiques du thème de la Résurrection, en même temps qu’il rappelle le thème du Dies Irae du premier mouvement. Mais le temps des certitudes n’est pas encore venu. Un long récitatif orchestral qui sera repris dans la coda par les deux cantatrices, chante la fragilité humaine et l’angoisse de la créature qui voit venir l’heure tant redoutée. La réponse arrive sous la forme du choral, auquel les cuivres graves donnent une nouvelle solennité. Le ciel s’éclaircit et le retour des fanfares de cuivres prépare une nouvelle annonce, cette fois plus affirmative, du thème de la Résurrection. Tout cet ensemble d’épisodes dont l’enchaînement répond à des nécessités dramatiques plus que musicales, constitue un vaste prélude de près de deux cents mesures, comparable à ces ouvertures qui exposent, avant le lever de rideau les thèmes principaux d’un opéra.
Un saisissant crescendo de percussion, dont Alban Berg se souviendra dans Wozzeck (timbales, caisse claire, grosse caisse et tam-tams), introduit l’Allegro energico, une grande mêlée symphonique qui développe la plupart des éléments exposés auparavant. Le retour du passage « douloureux » donne lieu à un effet tout à fait saisissant, l’un des premiers dans l’histoire où la musique mérite le qualificatif de « spatialisée ». A plusieurs reprises, l’ensemble de cuivres, placé derrière la scène, superpose des motifs de fanfares au récitatif passionné qui se poursuit inlassablement, aux violoncelles, puis aux violons. L’angoisse se fait de plus en plus lancinante jusqu’à ce que les cuivres lancent un nouvel appel victorieux. C’est alors que, dans un climat de mystère et d’espoir, paraît aux violoncelles, quadruple pianissimo, le thème complet de la résurrection. C’est le début de la rayonnante coda, où les choeurs, les solistes et tous les instruments de l’orchestre vont s’unir dans un grand élan de jubilation.
Tout ce qui suit -le « Grand Appel » des cuivres placés au loin, dans la coulisse, et le chant du rossignol qui gazouille sur les tombes (Mahler y fait allusion dans son programme) comme « un dernier écho de la vie terrestre », puis l’entrée triple pianissimo du choeur sur les paroles de Klopstock, Aufersteh’n– compte parmi les moments les plus mémorables de tout le répertoire symphonique. Avec un dernier solo d’alto (« O glaube, mein Herz o glaube! »), le doute ultime s’apaise et une certitude exaltée prend peu à peu possession de tous les exécutants. Tout d’abord en imitations de plus en plus serrées, puis en unisson, le thème de la Résurrection et les paroles libératrices envahissent tout le choeur. Une dernière fois, toutes les voies unies dans une même ferveur clament « Aufersteh’n » triple fortissimo, avant de laisser la parole à l’orchestre qui répétera inlassablement les premières notes du thème dans un fracas triomphal auquel l’orgue, le tam-tam et les cloches confèrent un éclat inoubliable.
Bien sûr, il serait vain de rechercher dans ce vaste Finale l’infaillible organisation du matériau et l’incomparable raffinement formel qui caractérisent les autres grands monuments mahleriens. Et pourtant, est-il possible d’imaginer conclusion plus éloquente et mieux adaptée à l’une des oeuvres les plus ambitieuses qu’ait jamais conçues et réalisées un musicien ? L’apothéose finale de la Deuxième Symphonie fait songer à ces « gloires » rayonnantes que l’on voit resplendir au-dessus des autels baroques dans les églises de l’Autriche impériale et, à ce titre, elle fait mieux que nous satisfaire. Elle nous comble, elle nous subjugue, en faisant taire toutes nos incertitudes.