Theodor Adorno a reconnu en Mahler « le premier compositeur depuis Beethoven qui ait eu un dernier style ». Est-ce la raison pour laquelle certains auteurs estiment encore que, dans la Neuvième Symphonie, Mahler a pour ainsi dire mis en musique sa propre mort et qu’il était, en 1909, ce grand malade que l’on décrit toujours comme hanté par le spectre d’une fin prochaine. En fait, à quarante neuf ans, Mahler débordait encore -et plus que jamais- d’énergie. Chaque année, il traversait l’Atlantique pour diriger de longues saisons d’opéras et de concerts aux Etats-Unis. Une bonne partie de l’été 1909, celui qui a vu naître la Neuvième, il le consacre à lire des partitions pour préparer la première saison des Concerts philharmoniques de New York, pendant laquelle il dirigera quelque soixante programmes, sans compter les répétitions. N’est-ce pas là tout de même un emploi du temps bien chargé pour un mourant ?
Et pourtant, on est obligé de reconnaître que la Neuvième Symphonie, comme Le Chant de la Terre qui l’a précédée, est née sous le signe de la mort. Mais on n’a pas à chercher bien loin pour retrouver la mort dans le passé de Mahler. Dès son enfance, celle de sept frères et soeurs en bas âge, pour n’être pas tellement exceptionnelle à l’époque, ne l’a pas moins durement éprouvé, en même temps qu’il assombrissait sans cesse le climat de la maison familiale. En 1901, une grave hémorragie l’a mené jusqu’au bord du tombeau et les oeuvres qu’il composera l’été suivant avaient presque toutes un caractère funèbre.
La Composition
Quoiqu’il en soit, c’est en 1907 que Mahler va subir les plus grands traumatismes de son existence. Au cours de cette année-là, il va successivement quitter l’Opéra de Vienne, auquel il a donné le meilleur de lui-même pendant dix ans, perdre au début de l’été sa fille aînée, une enfant radieuse de quatre ans à laquelle il était viscéralement attaché. A peine quelques jours plus tard, un médecin décèle en l’auscultant un souffle au cœur et diagnostique une « insuffisance mitrale ». Sans doute sous l’influence d’Alma que ses excès de travail inquiètent, les spécialistes viennois lui font peur: on lui ordonne désormais de renoncer à ses sports préférés, ce qu’il fera pendant plusieurs mois et d’une manière presque obsessive, comptant chacun de ses pas, vivant comme un malade et s’allongeant même entre les répétitions du Metropolitan Opera.
Un an plus tard, cependant, la vie reprendra le dessus. Alma a loué à la fin du printemps deux étages d’une grande maison située à quelques trois kilomètres de Toblach, à Alt-Schluderbach, et elle a fait construire pour son époux un Komponierhäuschen en bois, puis, au début de l’été, a entrepris une cure pour ses nerfs à Levico près de Trente. Les quelques semaines passées dans la solitude de son petit studio perdu au milieu des sapins vont rendre à Mahler son équilibre. Car il unit à l’hypersensibilité des génies un indomptable courage qui lui a permis d’affronter toutes les crises et de surmonter tous les chagrins. A Bruno Walter qui s’est enquis de lui et l’a cru atteint de maux psychosomatiques, il répond, avec une nuance d’agacement d’ailleurs: « retrouver le chemin de moi-même et reprendre conscience ne m’est possible qu’ici et dans la solitude. Car depuis que m’a saisi cette terreur panique à laquelle j’ai un jour succombé, je n’ai rien tenté d’autre que de regarder et d’écouter autour de moi. Si je dois retrouver le chemin de moi-même, alors il faut que je me livre encore aux terreurs de la solitude.(…) En tout cas, il ne s’agit absolument pas d’une crise hypocondriaque de la mort, comme vous avez l’air de le croire. J’ai toujours su que j’étais mortel. Sans essayer de vous expliquer ni de vous décrire quelque chose pour quoi il n’existe sans doute pas de mots, je vous dirai que j’ai perdu d’un seul coup toute la lumière et toute la sérénité que je m’étais conquises et que je me trouve devant le vide, comme si, à la fin de ma vie, il me fallait apprendre de nouveau à me tenir debout et à marcher comme un enfant. »
La raison profonde de cette panique qui l’a saisi, Mahler la fournit à Bruno Walter dans la même lettre: il a dû renoncer à tous ses sports favoris, la nage, la rame, les excursions en montagne et à bicyclette: « Je prétendsque c’est la plus grande calamité qui m’ait jamais atteint. (…) En ce qui concerne mon « Travail », il est assez déprimant de devoir tout réapprendre. Je suis incapable de composer à ma table. Pour mon « exercice » intérieur, j’ai besoin d’exercice physique. (…) Si je marche d’un pas tranquille et modéré, je rentre ensuite avec une telle angoisse, mon pouls s’accélère à tel point que je n’atteins nullement le but que je m’étais assigné, qui était d’oublier mon corps. (…) Depuis bien des années, je m’étais habitué aux exercices les plus violents, courir les forêts, escalader les cimes, pour en rapporter des esquisses [musicales] tel un butin conquis de haute lutte. Je ne revenais à ma table de travail que comme un paysan qui rentre sa récolte, uniquement pour donner à mes esquisses une forme. »
Peu à peu, cependant, le miracle va se produire. Et c’est en composant que Mahler « retrouve le chemin de moi-même ». La première œuvre achevée, quinze mois après la mort de la petite Maria, est Le Chant de la Terre, une œuvre hybride qui tient à la fois de la symphonie et du cycle de Lieder. Elle ne porte pas au début de sous-titre. C’est à New York, et sans doute pendant l’hiver 1908-1909, que Mahler note enfin sur un feuillet: « Le Chant de la Terre, tiré du chinois » et plus bas, « Neuvième Symphonie en quatre mouvements ». Pour Beethoven, pour Schubert et pour Bruckner, le chiffre neuf s’était avéré fatal. Mahler, lui, voudra tromper le destin: sa Neuvième sera en réalité sa Dixième et le cap redoutable sera franchi sans provoquer vraiment le sort. Pendant tout l’été de 1910, il travaillera avec une sorte de rage à sa Dixième, sans doute à nouveau pour conjurer le destin qui se vengera en lui interdisant, à quelques semaines près, de la terminer.
Mais revenons à 1909. Une fois le style et le ton de sa « dernière manière » trouvés l’année précédente dans Le Chant de la Terre, Mahler poursuit sur sa lancée et entame immédiatement la composition de la Neuvième. Sans doute esquissé -au moins en partie- durant l’été de 1908, l’ouvrage est achevé l’année suivante. Dans la correspondance de Mahler, un silence presque complet règne sur son activité créatrice de l’été 1909, comme si le compositeur voulait minimiser l’importance de cette nouvelle partition qui porte un chiffre fatidique. « J’ai beaucoup travaillé et je suis en train d’achever ma nouvelle symphonie, écrit-il à Bruno Walter. (…) L’œuvre elle-même est un heureux enrichissement de ma petite famille (pour autant que je la connaisse vraiment car j’écris jusqu’ici comme un aveugle, pour me libérer. Maintenant, je commence tout juste à orchestrer le dernier mouvement et je ne me souviens même plus du premier). Quelque chose y est dit que j’avais depuis longtemps au bord des lèvres, quelque chose que, dans l’ensemble, on pourrait mettre à côté de la Quatrième (et qui est pourtant tout à fait différent). La partition a été écrite à une vitesse folle et elle est illisible pour d’autres yeux que les miens. J’espère de tout cœur que le temps de la mettre au net me sera accordé cet hiver. »
La comparaison avec la Quatrième Symphonie est pour le moins inattendue, et l’on ne voit guère que le nombre des mouvements qui soit commun aux deux partitions. Mais ce qui frappe le plus dans ces lignes, c’est l’extrême réserve de Mahler en comparaison des termes exaltés dans lesquels il parlait autrefois de la Troisième ou de la Huitième Symphonies, par exemple, pendant leur composition et de nouveau, après leur achèvement. Mais il sait bien qu’il est devenu un homme nouveau: « Sur moi-même, il y aurait trop à écrire pour que j’essaye seulement de commencer. J’ai vécu depuis un an et demi tant d’expériences nouvelles que je suis incapable d’en parler. Est-il tout simplement possible de décrire une crise aussi terrible? Je vois tout sous un jour nouveau et mon évolution est tellement rapide! Je ne m’étonnerais même pas si, un matin, je m’éveillais avec un corps nouveau (comme Faust dans la dernière scène). Plus que jamais, la soif de vivre me tient au corps, plus que jamais je trouve agréable ‘la douce habitude d’exister’. (…) Comme il est absurde de se laisser submerger par les tourbillons du fleuve de l’existence! D’être infidèle ne fût-ce qu’une seule heure à soi-même et à cette puissance supérieure qui nous dépasse! Et pourtant, alors même que j’écris cela, je sais déjà que, à la prochaine occasion, et par exemple déjà en quittant cette pièce, je serai tout aussi fou que les autres. Qu’est ce donc en nous qui pense et qui agit? Comme c’est étrange! Lorsque j’écoute de la musique ou lorsque je dirige, j’entend très précisément la réponse à toutes ces questions et j’atteins alors une sécurité et une clarté absolues. Mieux, je ressens avec force qu’il n’existe même pas de questions! «
Il est donc évident que Mahler a parfaitement dominé le trouble qui a été le sien pendant les mois qui ont suivi la mort de sa fille et son départ de Vienne, et non moins certain que ces événements l’ont transformé. Dans l’Andante de la Neuvième, un ardent amour de la vie resurgit sans cesse. Alban Berg ne s’y trompe pas lorsqu’il écrit dans une de ses lettres: « Je viens de rejouer la Neuvième Symphonie de Mahler. Le premier mouvement est les plus admirable qu’il ait jamais écrit. Il exprime un amour inouï de la terre et son désir d’y vivre en paix, d’y goûter encore la nature jusqu’à son tréfonds, avant que ne survienne la mort. Car elle viendra inéluctablement. Ce mouvement tout entier en est le pressentiment. Sans cesse elle s’annonce à nouveau. Tous les rêves terrestres trouvent ici leur apogée (et c’est là la raison d’être de ces montées gigantesques qui toujours se remettent à bouillonner après chaque passage tendre et délicat), surtout à ces moments terrifiants où l’intense désir de vivre atteint à son paroxysme (Mit höchster Kraft), où la mort s’impose avec le plus de violence. Là-dessus les terrifiants solos d’altos et de violons, les sonorités martiales: la mort en habit de guerre. Alors il n’y a plus de révolte possible. Et ce qui vient ensuite ne semble que résignation, toujours avec la pensée de l' »au-delà ». Dans le passage misterioso, (…) de nouveau et pour la dernière fois, Mahler se tourne vers la terre. Non plus vers les combats et les exploits dont il a définitivement pris congé (comme il l’avait déjà fait dans Das Lied avec les descentes chromatiques morendo) mais plus encore vers la nature. Aussi longtemps que la terre lui offrira ses trésors, il les goûtera. Loin de tous les soucis, dans l’air libre et pur du Semmering, il se construira une maison pour boire cet air, le plus pur des airs terrestres, à grandes lampées et toujours plus profondément, afin ainsi d’élargir sans cesse son cœur, le plus admirable des coeurs qui ait jamais battu parmi les hommes, afin que ce cœur s’agrandisse toujours, jusqu’au moment où il cessera de battre. «
La Neuvième Symphonie de Gustav Mahler comporte quatre mouvements:
Que l' »Adieu » soit le thème, le sujet principal de la Neuvième Symphonie comme du Chant de la Terre est un fait incontestable mais il ne s’agit certes pas de l’adieu au monde d’un homme qui se sait condamné à mort, comme on l’a trop souvent prétendu. Bien sûr, le premier manuscrit orchestral, récemment découvert, du Finale de la Neuvième porte également sur l’avant-dernière page: « O Jeunesse, Amour, adieu! » et, sur la dernière page: « O Monde, adieu! »? Cependant, il faut rappeler que le parcours symphonique de Mahler ne s’arrête pas avec la Neuvième, et que les premiers mouvements de la Dixième, écrits un an plus tard, ont un tout autre caractère. Il ne faut pas non plus oublier qu’on trouve également, au milieu de l’Andante initial de la même Symphonie, la phrase: « O jeunesse! Disparue! O amour envolé! ». Pour nous qui connaissons l’avenir du couple et la crise qui va le diviser -on pourrait presque dire le détruire- pendant l’été de 1910, ces phrases semblent laisser entendre que Mahler a déjà pris connaissance de la désaffection d’Alma. Certes, dans ce premier mouvement, l’omniprésence du motif de l' »adieu » de la Sonate « Les Adieux, l’Absence et le Retour » de Beethoven confirme qu’il s’agit bien du « sujet » du morceau. Mais on ne se lassera jamais de répéter que Mahler, à cette époque, n’est point à proprement parler malade, que depuis un an il a repris son rythme d’activité antérieur, que rien donc ne peut lui laisser pressentir une fin prochaine; une fin qui, d’ailleurs ne surviendra que deux ans plus tard, à la suite d’une maladie infectieuse, inguérissable à cette époque où la pénicilline n’avait pas encore été découverte. Il faut donc considérer l’adieu des dernières pages de la Neuvième, et aussi celui du Chant de la Terre, comme plus métaphorique que réel. Il s’agit à mon sens d’une méditation sur le destin auquel nul homme n’échappe et sur la douleur de prendre à jamais congé d’un être aimé. Ce serait donc, je crois, réduire considérablement la portée de ces deux ouvrages que d’y voir la déploration d’un musicien sur sa fin prochaine: il faut absolument se méfier des facilités que peut nous suggérer la distance historique. Certes les créateurs sont des voyants, des visionnaires, mais ils prophétisent bien moins leur propre avenir que celui du genre humain.
Dans la Neuvième Symphonie, d’autres atmosphères, d’autres humeurs vont nous mener bien loin de ce climat initial d’adieu. Il y a d’abord cet intense amour de la vie qui anime de nombreux passages du premier mouvement d’une ardeur fiévreuse. Au delà de la sérénité, Mahler redécouvre la passion et même, dans les mouvements intermédiaires, les visions inquiétantes, les fantômes de ses oeuvres antérieures. Jusqu’ici, dans la Septième et dans Das Lied, les mouvements intermédiaires faisaient pus ou moins figure d’intermezzi, voire de divertissements. Dans la Neuvième, le démon de la dérision se déchaîne avec une sauvagerie, une violence agressive que l’on avait jamais encore rencontrées chez Mahler. Dans le Scherzo, le sourire rassurant du Ländler s’est crispé en un cruel rictus et les différentes danses s’y déchaînent sans jamais faire plus qu’évoquer l’esprit de la danse. Pour Mahler, elles symbolisent vraisemblablement la vie terrestre et sa futile agitation, ce Lebenstrudel dot il sait bien qu’il le saisira de nouveau, « déjà en quittant cette pièce ». Le Rondo Burleske exaspère, lui aussi, jusqu’à ses limites extrêmes certains des traits qui ont tellement déconcerté les contemporains de Mahler, la bizarrerie et la parodie grinçante. Elles atteignent ici un véritable paroxysme. L’absurdité du monde est sauvagement caricaturée dans un véritable délire de contrepoint, et avec une sorte de rage destructrice.
Peu d’oeuvres de Mahler se sont jamais avérées aussi prophétiques, ni aussi riches de ferments nouveaux. La structure générale de la Neuvième oppose deux univers, et cela, d’une manière presque schizophrénique, avec deux morceaux lents qui encadrent deux mouvements rapides. Comme il l’a déjà fait à plusieurs reprises dans ses symphonies antérieures, Mahler utilise ici une tonalité que l’on a qualifié ici de « progressive »: il respecte moins encore qu’auparavant l’unité tonale de la tradition, puisque chaque mouvement appartient à une tonalité différente et que, partant de ré majeur, on aboutit à la tonalité de ré bémol majeur.
On a souvent observé que Mahler, dans ses dernières oeuvres, prenait ses distances avec les moules traditionnels et en particulier avec la forme-Sonate. Dans l’Andante initial de la Neuvième, il renonce à ses tonalités contrastées, à son dynamisme et à son dramatisme, sinon au principe traditionnel de l’élaboration thématique. L’alternance dialectique entre deux éléments principaux n’y subsiste pas moins, même s’ils appartiennent à la même tonalité et n’opposent que le mode majeur (Adieu) et le mode mineur (élan vital). Vers la fin du mouvement, une ébauche de réexposition ne manquera pas de frapper l’auditeur attentif. Cependant, le trait le plus frappant est l’évolution constante du matériau et le refus de toute symétrie et de toute réexposition littérale, de tout retour en arrière (la Nichtumkehrbarkeit d’Adorno). Des cellules très brèves, tantôt augmentées, tantôt diminuées, parfois même inversées, se développent et se renouvellent, se fragmentent, s’amplifient en mélodies protéiformes, inlassablement variées, diversement enchaînées, ici décomposées ou là superposées. Comme dans Das Lied, même les « accompagnements » participent souvent de la thématique générale, préfigurant ainsi les techniques schönbergiennes, total thématisme et variation perpétuelle ou amplificatrice. Peut-on donc d’étonner que les « trois Viennois » aient été tellement fascinés par la dernière symphonie achevée de Mahler ?
-1- Andante comodo, 4/4, ré majeur/mineur
Après les quelques mesures introductives, le mouvement initial adopte, comme beaucoup d’autres musiques mahleriennes, un rythme de marche lente, qui parfois s’accélère pour reprendre ensuite son cours inexorable. L’intensité dramatique, qui parfois s’accélère pour reprendre ensuite son cours inexorable. L’intensité dramatique, qui auparavant, caractérisait les mouvements initiaux de Mahler, fait place ici à une résignation douloureuse, accompagnée cependant de grandes bouffées de nostalgie qui parfois, s’enfle jusqu’à la passion (thème b, etwas frischer). On pourrait être tenté, au premier abord, de considérer les premières mesures comme une introduction destinée à créer un climat, alors qu’elles exposent en fait la totalité de la substance mélodique du mouvement. Mieux, Mahler s’y montre l’ancêtre du Schönberg et du Webern de la Klangfarbenmelodie. Le rythme initial est partagé entre les violoncelles et le cor; c’est ensuite la harpe qui expose le motif de trois notes qui domine tout le mouvement, et enfin le cor, cette fois avec sourdine, qui annonce un troisième motif fondamental, une simple batterie de tierce aux altos. Comme dans Das Lied von der Erde, la seconde descendante (violons) joue tout au long du morceau un rôle symbolique. Au contraire de son modèle, le motif de l’Adieu de la Sonate « les Adieux, l’Absence et le Retour » de Beethoven, ce motif de deux notes -fa dièse – mi- ne descend pas jusqu’à la tonique et reste en suspens, donnant ainsi à l’œuvre une dimension ouverte sur l’infini. Or ce même leitmotiv de deux notes, troisième et second degré de la gamme, avait justement achevé Le Chant de la Terre avec le célèbre ewig de l’alto solo (mi – ré [do]). Le premier « thème a toute l’apparence de la simplicité, alors qu’il n’est jamais pareil à lui même et qu’il se transforme inlassablement, se fragmente et se divise entre plusieurs instruments. Ces métamorphoses successives lui donnent un aspect si fuyant, si mobile, qu’on a pu affirmer sans paradoxe qu’il n’existe pas vraiment et que l’ensemble de ces données thématiques ne sont que les variantes, les visages différents d’un thème souterrain que l’on entrevoit toujours, mais qui n’est jamais vraiment exposé, même pas à la fin du mouvement. Après la double exposition de ce thème initial, les violons font entendre, en mineur, un nouvel élément thématique plus passionné sur lequel les cors inscriront bientôt, avant la reprise du thème principal, un motif chromatique en triolets.
L’importance symbolique du rythme syncopé des premières mesures s’affirme lorsqu’il reparaît à trois reprises au cours du mouvement, comme la voix impérieuse du destin. Comme on l’a vu plus haut, Alban Berg y discerne un symbole de la mort. La coda qui va suivre suspend toute notion de temps. La flûte s’élève lentement vers l’extrême aigu, avant de redescendre peu à peu sur terre dans une atmosphère raréfiée qui évoque les espaces interstellaires. Un souvenir lointain, et comme attendri, du thème principal conclut ensuite le morceau dans une atmosphère de résignation et de ferveur ineffables.
-2- Im tempo eines gemächlichen Ländler [Dans le tempo d’un Ländler confortable], 3/4, ut majeur
Ce Ländler, qui s’est tout d’abord intitulé Menuet, est le plus rude et le plus caricatural de tous ceux de Mahler. Il tire une grande partie de sa saveur de son orchestration, et cela dès les premières mesures, où les motifs de gammes rapides sont confiés aux altos et aux bassons. Cette bizarrerie, cet humour grinçant et sardonique sont sans parallèle à cette époque, si ce n’est dans le Petrouchka de Stravinsky et les musiques méo-classiques d’entre deux-guerres. Trois thèmes et trois tempi principaux alternent, un Ländler particulièrement rustique (etwas täppisch und sehr derb [un peu lourd et très rude]), puis une valse rapide qui s’accélère à plusieurs reprises dans un tourbillon de sauvagerie expressionniste; et enfin un second Ländler, si lent, lui, qu’il évoque un menuet à l’ancienne.
-3- Rondo-Burleske. Allegro assai. Sehr trotzig [très décidé], 2/2, la mineur
Dédié dans l’un des manuscrits autographes « A mes frères en Apollon », ce mouvement-ci surpasse encore le précédent dans la violence grimaçante. C’est une pièce de haute virtuosité orchestrale, un fugato à peu près permanent dans lequel tous les instruments assument tour à tour un rôle soliste. Mahler y déploie toute les ressources de son métier de polyphoniste, mais comme pour se moquer du contrepoint lui-même, comme s’il tirait la langue aux « savants » qui, pendant toute sa vie, n’ont cessé de le couvrir d’insultes.
Dans cette véritable course à l’abîme qui donne parfois le vertige, deux épisodes contrastants s’interposent. Le premier, à 2/4, rappelle un passage du Finale de la Septième Symphonie, lui même inspiré par la Weiber-Chanson de La Veuve joyeuse de Franz Lehar. Le second interrompt l’agitation fébrile du Rondo (Etwas gehalten. Mit grosser Empfindung [Un peu retenu. Avec beaucoup d’émotion]) et l’on y trouve, anticipé le motif essentiel du Finale, un simple grupetto, ornement au passé glorieux dans la musique baroque, classique et même romantique et jusque dans celle de Wagner. Plusieurs fois, il prend une allure parodique mais la parodie vient ici avant la lettre. En effet, l’Adagio final utilisera plus tard le même grupetto à des fins expressives.
-4- Adagio. Sehr langsam und noch zurückhaltend [très lent et encore retenu], 4/4 ré bémol
La grande phrase initiale des violons tient lieu d’introduction, tout en annonçant, comme c’était le cas au début de l’Andante initial, deux motifs essentiels dont le principal est le fameux grupetto annoncé dans l’épisode lent du Rondo. Personne avant Mahler n’avait jamais eu l’audace de nourrir tout un mouvement d’un motif aussi simple. La gravité solennelle du thème principal évoque celle d’un hymne religieux mais les fameux grupetti, des parties secondaires, en croches ou en double croches, les enchaînements harmoniques parfois très surprenants et les innombrables dissonances en troublent le calme presque brucknérien. Le second élément n’est pas moins frappant: il est anticipé dans l’extrême grave entre les deux phrases du premier, puis franchement exposé à deux voix (séparées par un vide de plusieurs octaves). Sa simplicité, son dépouillement, je dirai même sa nudité solaire ont quelque chose d’effrayant. Ces deux éléments mélodiques principaux sont ensuite variés et l’ensemble est divisé en quatre grandes sections. Le plus étonnant peut-être est la manière dont les motifs se fragmentent et se désagrègent lentement dans la coda, dans l’extrême douceur des cordes avec sourdine. Vers la fin, le fameux grupetto subsistera seul, de plus en plus lent, de plus en plus hésitant, et comme idéalisé.
La tendresse, la limpidité de cette conclusion rejoint celle du Lied von der Erde, mais aussi, au travers de bien des années, celle des Lieder eines fahrenden gesellen qu’il avait composés à 24 ans. Tout ce Finale, comme celui du Chant de la Terre, est imprégné de ce sentiment que Dieu est partout et en toute chose, et que l’homme aspire à une union, voire à une fusion avec la nature consolatrice. L’harmonisation définitive des deux univers -l’homme et la nature-, que Mahler peut avoir voulu suggérer dans les deux principaux épisodes de ce Finale, sont consommés à l’extrême fin de l’ouvrage dans l’acceptation, le silence, et dans la paix. Mais c’est un éternel repos, infiniment doux et complètement accepté, que suggère l’idéalisation finale du matériau, notamment dans l’ultime grupetto qui peut être envisagé comme une dernière subsistance de l’expression, c’est-à-dire de l’humain.
Pas plus que celle du Chant de la Terre, cette conclusion n’a rien de pessimiste ni de désespéré. Que l’on veuille y déchiffrer un message d’espérance, ou bien un adieu d’une douceur déchirante, ou bien encore une acceptation sereine du destin, nul ne songerait à nier que cet Adagio final s’impose toujours comme un accomplissement suprême, une idéale catharsis. Il couronne et achève, dans la ferveur et le recueillement de cette chronique pleine de « bruit et de fureur » que constitue l’œuvre mahlerien dans son ensemble. Le public ne s’y trompe jamais, qui sent monter en lui une charge exceptionnelle d’émotion à mesure que la musique se fragmente et se raréfie. On n’a jamais assisté qu’à des triomphes de la Neuvième. A croire que l’œuvre oblige les interprètes à se dépasser et les auditeurs à s’unir.