Dans la nuit du 24 au 25 février 1901, Mahler faillit mourir d’une très grave hémorragie intestinale. Les médecins lui avouèrent le lendemain qu’il ne devait la vie qu’à leur intervention rapide. Ainsi s’explique sans doute le caractère presque exclusivement funèbre ou désespéré des musiques qu’il compose pendant l’été suivant: quatre Rückert Lieder, trois Kindertoten Lieder, ainsi que les premiers mouvements de la Cinquième Symphonie. Seul fait exception le premier en date des cinq mouvements, le Scherzo, que l’on peut interpréter comme un nouveau Dankgesang eines Genesenen [Chant de reconnaissance d’un convalescent], à la manière du Largo du 15ème Quatuor de Beethoven.
La composition
En effet, il s’agit chez Mahler d’un des rares moments d’optimisme total et d’une musique qui, toute entière, respire le bonheur et la joie de vivre. En revanche, rien n’est plus sombre, plus désespéré, que les deux premiers mouvements dont tout porte à croire que Mahler les a au moins esquissés au cours du même été. L’année suivante, Mahler complète la Symphonie avec une dernière « partie » comprenant le célèbre Adagietto et le Rondo Finale. Il innove ainsi une architecture qu’il réutilisera à peu de choses près dans la Septième Symphonie. Jamais, cependant, il ne lui arrivera de faire comme ici du Scherzo le véritable noyau, le centre de l’ouvrage. Et jamais d’ailleurs, il n’en composera une autre, aussi vaste, aussi complexe et aussi polyphonique.
Lorsque Mahler revient à Maiernigg à la fin de juin 1902, il commence une nouvelle vie. En effet, il et accompagné de sa jeune et radieuse épouse, Alma, qui désormais remplace sa sœur Justi comme maîtresse de maison. Alma est musicienne, elle a composé, elle joue fort bien du piano et mettra bientôt le métier qu’elle s’est acquis au service de son époux, en passant de longues heures à copier la partition de la nouvelle symphonie. Enfermé dans son Häuschen, son studio isolé au cœur de la forêt, Mahler n’en redescend en général que très tard pour prendre un bain dans le lac avant de déjeuner. Il ne tient pas son épouse au courant de son travail créateur, mais compose en secret pour elle un Lied, Liebst du um Schönheit, qui est l’une des plus belles déclarations d’amour jamais dédiées par un compositeur à sa compagne.
Le 24 août, trois jours avant de repartir pour Vienne, Mahler écrit à deux de ses amis pour leur annoncer l’achèvement de son œuvre. C’est alors qu’il choisit de partager avec Alma le bonheur du travail accompli. « Presque solennellement », il la prend par le bras pour monter au Häuschen, où il lui joue au piano la symphonie toute entière. Alma se déclare conquise par l’ensemble, tout en contestant l’apothéose finale, le Choral de cuivres, qui lui paraît « ecclésiastique et inintéressant ». Mahler lui cite alors l’exemple de Bruckner et de ses apothéoses en forme de Chorals, mais renonce à lui dévoiler toute l’ambiguïté de ce triomphe, qui reproduit note pour note l’un des fragments mélodiques lancés avec humour et désinvolture par la clarinette dans les premières mesures du Rondo.
Pendant l’hiver, Mahler met comme toujours au point les détails de sa partition, dont il n’achèvera la copie définitive qu’à l’automne de 1903, après que son épouse a terminé la sienne. Mais l’histoire de la Cinquième ne fait alors que commencer.
Les premières auditions
L’un des plus grands éditeurs d’Allemagne, C.F. Peters propose d’éditer la symphonie, phénomène entièrement nouveau dans la carrière de Mahler et le chef titulaire des célèbres Gürzenich Konzerte de Cologne a décidé de faire de la création de la Cinquième l’événement marquant de la saison 1904/5. Malheureusement, dès la répétition de lecture qui a lieu en septembre 1904, un mois avant la première avec la Philharmonie de Vienne, Mahler a été saisi de doutes sur l’efficacité de son instrumentation et Alma a confirmé ses inquiétudes en lui déclarant : « Mais c’est une symphonie pour percussions que tu as écrite! » Pour la première fois en effet, la maîtrise absolue qu’il s’est acquise dans le domaine de l’orchestre a été prise en défaut par l’évolution de son style, lorsqu’il s’est agi de faire régner la clarté dans un tissu polyphonique plus serré que jamais. C’est alors que débute l’interminable chronique des différentes versions de la Cinquième. Bruno Walter affirmera plus tard que la somme versée à Mahler à titre d’avance par Peters a été entièrement consacrée à réviser et à corriger sans relâche la partition déjà imprimée. La dernière version date de 1909 mais Peters ne la publiera jamais, malgré la promesse faite à Mahler peu avant sa mort, et elle ne sera imprimée qu’en 1964. En fait le directeur de la firme, Henri Hinrischen, est complètement découragé par les échecs de l’ouvrage et par les sommes qu’il lui a coûtées. Il finira même par avouer à Arnold Schönberg qu’il songe à détruire les plaques ayant servi à l’impression. La violente réaction du jeune compositeur, nous la connaissons bien, puisqu’il s’agit du vaste et superbe article qu’il va consacrer en 1912 à son illustre aîné.
La première audition de la Cinquième a donc eu lieu à Cologne le 18 octobre 1904 par l’orchestre Philharmonique de Cologne sous la direction de Mahler. Deux ans après son premier triomphe de compositeur, avec la Troisième Symphonie en 1902, Mahler jouit enfin d’une réelle célébrité en Allemagne. Et pourtant, ni le public, ni la critique, ne semblent encore prêts à le suivre dans son évolution créatrice. De nombreux sifflets se mêlent aux applaudissements et la presse se déchaîne dès le lendemain. Un an plus tard, lors de la création viennoise, le redoutable Robert Hirschfeld, le plus virulent et le plus anti-mahlérien des critiques viennois, traite le compositeur de « Meyerbeer de la symphonie ». Bien sûr il reconnaît que les applaudissements ont été nourris, mais il s’indigne aussitôt du mauvais goût des viennois qui, non contents de s’intéresser aux « anomalies de la nature », n’ont plus maintenant d’oreilles que pour les « anomalies de l’esprit ».
La Cinquième Symphonie de Gustav Mahler, comporte cinq mouvements:
Tout dans la Cinquième Symphonie révèle la maîtrise d’un compositeur parvenu au sommet de lui-même, mais qui éprouve dans le même temps un profond besoin de se renouveler. Richard Specht discerne dans la Cinquième « une première tentative de réorganiser [Gestalten] le monde à partir du moi individuel ». Il s’agit avant tout d’un mouvement vers l’abstraction, vers l’abandon de toute référence au passé (le Knaben Wunderhorn), à l’enfance ou au paradis (la Quatrième), aux grands thèmes philosophico-religieux (la Deuxième) ou même au Panthéisme (la Troisième), et d’un effort aussi vers une nouvelle écriture orchestrale, vers un enrichissement de la palette sonore et vers une forme symphonique plus dense, plus cohérente et plus harmonieuse (nombreux rappels thématiques, interdépendance des deux premiers et deux derniers morceaux, l’un et l’autre accouplés pour former ensemble une seule « partie » de la symphonie). Bien qu’il existe encore des rapports thématiques indiscutables entre la Cinquième et les lieder qui lui sont contemporains, Mahler franchit cette fois un pas décisif vers un art exclusivement orchestral qu’il pratiquera désormais jusqu’à la fin de sa courte existence, exception faite de la Huitième Symphonie et du Chant de la Terre.
-1- Im gemessenen Schritt. Streng. Wie ein Kondukt [D’un pas mesuré. Sévère. Comme une procession funèbre.], 2/2, ut dièse mineur.
Comme la Deuxième Symphonie neuf ans plus tôt, la Cinquième débute par une marche funèbre monumentale. Le héros symphonique est « porté en terre ». Pourtant cette fois, le spectateur imaginaire, ou si l’on veut le narrateur symphonique, ne se révolte point contre la destinée ni contre une réalité tragique mais inéluctable. Il y fait face avec une noble et altière résignation, il s’exprime sur un ton pathétique mais impersonnel, et cela jusque dans la violence du premier intermède et la douceur élégiaque du second. L’absence de conflit, ou même de véritable contraste, peut être considéré comme la cause -ou comme la conséquence- de l’abandon de la forme-sonate: le matériau thématique évolue sans cesse à partir d’un ensemble de cellules selon un procédé caractéristique de la composition mahlérienne à cette époque de maturité. Du même coup, la nécessité du retour au ton de départ ne s’impose plus et l’œuvre commencée en ut dièse mineur va se terminer en ré majeur. Dans la Marche Funèbre de la Cinquième, les deux épisodes que l’on hésite tout d’abord à nommer « Trios », bien qu’ils répondent l’un et l’autre à une volonté évidente de créer le contraste attendu, utilisent des thèmes dérivés de matériaux antérieurs. La fanfare de trompette, qui définit d’emblée le caractère du mouvement, doit être considérée comme un lointain souvenir de l’enfance et de l’époque où l’enfant Mahler entendait de loin les appels de la caserne d’Iglau et assistait aux défilés de la musique militaire devant la maison de ses parents. La même fanfare reparaîtra d’ailleurs comme une sorte de refrain, toujours pour relier entre eux les différents épisodes-couplets de la Marche. Le thème proprement dit (violons et violoncelles) appartient au même monde que celui du dernier Wunderhorn Lied, Der Tambourg’sell, composé pendant le même été de 1901. Lors de sa seconde exposition (violons et bois), il sera suivi d’un nouvel élément « consolateur » (la bémol) en sixtes, caractérisé par le même rythme pointé.
Dans le premier épisode secondaire (Plötzlich schneller. Leidenschaftlich. Wild. [Tout d’un coup plus rapide. Passionné. Sauvage] si bémol mineur), l’émotion jusqu’ici maîtrisée éclate et se déchaîne en fiévreux motifs de croches, soutenus par des accords en syncope des cors. La reprise du thème de marche et de l’épisode de « consolation » rétablit le calme et conduit au second « Trio ». La douceur et la résignation y sont aussi éloignées que possible de la violence expressionniste du précédent Trio, et pourtant la substance thématique est entièrement constituée de variantes des motifs antérieurs. A noter l’effet d’éloignement obtenu par Mahler dans les dernières mesures par un moyen inédit : la flûte répétant en écho l’arpège ascendant de la trompette.
-2- Stürmisch bewegt. Mit grösster Vehemenz [Orageux et animé. Avec une grande véhémence.], 2/2, la mineur.
Les lettres de Mahler à C.F. Peters démontrent qu’il tenait cet Allegro de forme-sonate pour le véritable premier mouvement de la symphonie. Le début de l’exposition ne comporte pas de véritable thème, mais seulement un court ostinato des basses, suivi d’un motif agité en gammes montantes et descendantes. L’authentique premier sujet n’apparaîtra qu’ensuite, aux premiers violons. Quant au second thème, (Bedeutend langsam [Nettement plus lent], il n’est autre qu’une citation presque littérale du second « Trio » de la marche initiale. L’exposition est suivie d’une ample Durchführung dans laquelle l’angoisse et la fièvre atteignent à des paroxysmes rarement surpassés dans tout le répertoire symphonique. Telle est la violence des sentiments ici libérés, révolte, désespoir, frénésie douloureuse, que l’on est pas surpris de voir ensuite la reprise faire fi des critères classiques : au moment où l’on s’attend au retour du premier sujet, c’est le second qui reparaît en mi mineur. Il ne tardera pourtant pas à s’annexer les principaux motifs du premier, de sorte que ces deux sujets, si fortement contrastés auparavant, finissent par se confondre. A la fin de la reprise, les éléments ascendants et « optimistes » ont l’air de l’emporter. Effectivement, les cuivres entonnent un hymne de triomphe en forme de choral. Mais cette victoire reste sans lendemain et tout s’achève dans la nuit, l’angoisse et le mystère. « La vieille tempête se réduit à un écho impuissant », comme l’a si pertinemment écrit Theodor Adorno.
-3- Scherzo: Kräftig, nicht zu schnell [Vigoureux. Pas trop rapide.], 3/4, ré majeur.
Aucune transition ne vient adoucir ici la rupture de ton entre le désespoir de l’Allegro et la radieuse bonne humeur du Scherzo. Non seulement il s’agit du Scherzo le plus étendu de Mahler (819 mesures) mais c’est l’un des seuls où ne se glisse aucun élément que l’on puisse interpréter comme parodique ou caricatural. Tout, d’ailleurs, surprend dans ce Scherzo, non seulement les proportions gigantesques mais aussi son élaboration thématique, aussi complexe et aussi fouillée que celle d’un mouvement de sonate. Le premier cor « obligato », qui tient un rôle soliste presque tout au long du mouvement, expose le sujet principal du Ländler. Sa robuste bonne humeur est à peine contredite par un contrechant asymétrique qui contrarie le rythme ternaire. Quand à l’épisode secondaire, c’est un « fugato » en croches dont la présence dans un mouvement de danse est pour le moins insolite. Cependant, il jouera un rôle essentiel dans les développements à venir.
Le rythme souple et gracieusement hésitant du premier trio (etwas ruhiger [Un peu plus calme]) caractérise non plus le ländler campagnard, mais la valse citadine. Ce premier Trio est séparé du second par une reprise du Scherzo et par un premier développement de l’épisode fugué. Confiés aux cors, instruments romantiques par excellence, les chants rêveurs du second Trio nous transportent de l’univers de la danse à celui de la nature. Plus tard, cependant, les éléments rythmiques et mélodiques des trois différents épisodes seront étroitement enchevêtrés et développés, souvent simultanément. Dans la coda finale, la mêlée devient inextricable. Au moment où elle atteint son paroxysme, la valse viennoise est interrompue, avec une brusquerie quasi beethovénienne par un double retour du motif initial du Scherzo.
-4- Adagietto (Sehr langsam) [Très lent], 4/4, fa majeur.
Après une telle explosion de joie de vivre, il eut été inconcevable d’achever la symphonie sur le mode tragique, et plus inconcevable encore d’insérer après le Scherzo un autre mouvement du même caractère enjoué. Il fallait donc ménager un contraste et c’est la principale raison d’être du célèbre Adagietto, de ce « lied sans parole » qui appartient aux seules cordes de l’orchestre, discrètement accompagnées par la harpe. L’épisode central développe et amplifie le thème initial, qui passe par différentes tonalités éloignées avant d’être réexposé, mais cette reprise est à vrai dire bien plus apparente que réelle. En effet, à cette époque de sa vie créatrice, Mahler s’interdisait les réexpositions littérales et se refusait à tout retour en arrière. Cette fois, l’heure est au recueillement et à l’oubli des choses de ce monde, comme dans le Lied Ich bin der Welt abhanden gekommen, qui est si proche quant à la thématique. Doit-on considérer ce petit mouvement comme un nouveau message d’amour de Mahler à son épouse, comme l’a affirmé Willem Mengelberg ? Autant on hésite à mettre en doute le témoignage d’un ami proche de Mahler, et d’un de ses interprètes préférés, autant il paraît surprenant qu’Alma n’ait jamais fait plus tard allusion à cette nouvelle confession amoureuse, elle qui s’est souvent complue à rappeler les témoignages d’amour qu’elle avait reçus des quatre grands hommes de sa vie.
Quoi qu’il en soit, ceux qui jugeraient le charme de cette tendre « rêverie » trop facile et son attrait trop immédiat feraient bien d’examiner de près la partition, de voir avec quel soin, quel raffinement, quel amour chaque mesure, chaque ligne mélodique en ont été finement ciselées, et de noter par exemple la manière dont Mahler crée un effet d’apesanteur en évitant d’introduire dans les deux premières mesures la note fondamentale de l’accord, c’est-à-dire la tonique; ou bien cet effet de suspension du temps, obtenu à la fin du morceau par une série de retards comme si chaque note hésitait à redescendre et ne regagnait qu’à regret sa place au sein de l’accord parfait. Mahler ne procédera pas autrement lorsqu’il voudra suggérer l’éternité à la fin du Chant de la Terre.
-5- Rondo Finale. (Allegro; Allegro giocoso) 2/2, ré majeur.
L’introduction, aux bois, prend l’allure insolite d’une joyeuse et divertissante improvisation. Quoi qu’il en soit, les différents motifs, lancés comme au hasard, joueront tous un rôle essentiel dans les développements futurs. L’un d’entre eux n’est autre qu’une citation d’un Wunderhorn Lied de 1896, Lob des hohen Verstandes [Eloge de la haute intelligente], récit humoristique d’un concours de chant entre le coucou et le rossignol, à l’issue de quoi l’âne, arbitre avisé, désigne comme vainqueur le plus sage des deux, c’est-à-dire le coucou. Mahler avait à l’origine intitulé ce Lied « Eloge de la Critique ». Peut-être a-t-il songé, en le citant ici, aux « juges infernaux » de la presse qui n’allaient pas manquer d’agir comme l’âne du poème et de condamner sa symphonie? On a peine à imaginer, en tout cas, qu’une autocitation aussi fidèle puisse n’être pas signifiante.
Le premier sujet du Rondo proprement dit descend en droite ligne du finale de la Deuxième Symphonie de Beethoven. C’est d’ailleurs Beethoven qui en a inspiré la forme générale, mi-sonate, mi-rondo, et c’est de lui que Mahler reprend aussi l’idée d’y introduire des éléments de fugue. Le premier de ces « fugatos » intervient aussitôt après l’exposition du thème principal. Il utilise comme contre-sujet, le motif qu’avait lancé négligemment la clarinette au cours de l’Introduction. Le thème du Wunderhorn nourrit ensuite un nouvel épisode (Grazioso) des cordes, dont on s’aperçoit bientôt qu’elle est une simple métamorphose du développement central de l’Adagietto, ici repris in extenso! La seconde réexposition du refrain (rythmiquement varié cette fois) est suivie d’un nouveau « fugato » encore plus développé que le précédent, et enrichi de souvenirs de l’Adagietto.
Après une fausse réexposition du sujet principal (en la bémol, aux basses de l’orchestre), le troisième développement, sur la mélodie de l’Adagietto, s’accélère peu à peu et s’achève en gammes tourbillonnantes. C’est alors que paraît, aux cuivres, le choral qui déplut à Alma. Apparenté à celui du second mouvement, il reproduit note pour note la petite rengaine désinvolte confiée à la clarinette dans l’Introduction. C’est donc elle qui symbolise maintenant la victoire définitive des forces de la vie et de la création. Ce chant de gloire ne fait que confirmer le sentiment d’euphorie engendré depuis le début du Rondo par l’abondance intarissable des thèmes et des motifs, par la magie de ce kaléidoscope sonore, où passent et repassent fragments et cellules mélodiques toujours familières, toujours identiques à elles-mêmes et pourtant toujours nouvelles.
Theodor Adorno a noté à juste titre que les mesures qui succèdent au choral et qui achèvent le mouvement ont quelque chose de dévié, de déformé, comme un « relent de soufre ». Derrière l’éclat superficiel de ce premier Finale brillant de Mahler, de cette musique où il paraît vouloir retrouver dans l’écriture « savante » l’énergie franche du classicisme, on discerne sans peine un malaise. Mais l’agitation du quotidien n’est-elle pas pour l’artiste une force destructrice dans la mesure où elle le détourne de sa mission créatrice? Déjà, les Maîtres-Chanteurs de Wagner nous avaient appris que le style « savant » pouvait être générateur d’effets parodiques et qu’il se prêtait à des caricatures savoureuses. Ainsi le triomphe final de la Cinquième est-il équivoque. Tout se passe comme si Mahler assumait ici d’instinct l’incertitude, le doute, l’angoisse secrète, l’ambiguïté fondamentale qui sont la marque de son époque et qui pèsent encore sur la notre. Cette ambiguïté est même l’un des principaux courants souterrains qui nourrissent son art, ce qui lui donne son inépuisable richesse et sa perpétuelle actualité, et ouvre en même temps les perspectives les plus inattendues et les plus fertiles. Mahler eut-il conclu au premier degré de l’apothéose ordinaire qu’il ne nous interrogerait pas comme il ne cesse de le faire, toujours plus fort à mesure que le temps passe.