La Composition
Les Rückert Lieder sont les contemporains de la Cinquième Symphonie, à laquelle on pourra donc se reporter afin de connaître les conditions de leur composition. Rappelons toutefois qu’en cet été 1901, la villa de Maïernigg est achevée. Au début de juin, Mahler prend donc le train pour Klagenfurt, où sa sœur Justi est en train de tout mettre en ordre dans la « Villa Mahler » pour s’efforcer de lui donner un « air habité ». La nouvelle maison est magnifiquement située entre la forêt et le lac et dès le premier jour, Mahler sort sur son balcon, contemple le Wörthersee et s’exclame: « C’est vraiment trop beau! On ne devrait pas se permettre quelque chose de pareil ! »
Dès les premiers jours de ses vacances qui ont commencé le 5 juin, Mahler s’est mis à composer des Lieder. L’esquisse du premier en date des Rückert Lieder, Blicke mir nicht, est datée du 14 juin. Trois autres suivront bientôt et Mahler y ajoutera un dernier Wunderhorn Lied, Der Tambourg’sell.
Lorsque Mahler revient à Maiernigg à la fin de juin 1902, il commence une nouvelle vie. En effet, il et accompagné de sa jeune et radieuse épouse, Alma, qui désormais remplace sa sœur Justi comme maîtresse de maison. Les circonstances de la composition du dernier Lied Liebst du um Schonheitnous sont connues grâce au journal intime d’Alma. Le choix du poème est en soi émouvant lorsqu’on sait que Mahler a hésité pendant plusieurs mois à épouser Alma dont la beauté, le charme et la jeunesse le séduisent et l’effrayent tout à la fois. Un jour de juillet 1902, il met en musique ce texte pour en faire son plus tendre message d’amour. Il va cacher ensuite le manuscrit dans la partition de Siegfried qu’Alma a coutume de déchiffrer. Or elle n’ouvre pas son piano pendant plusieurs jours, à la grande déception de Gustav. C’est donc lui qui finit par provoquer la découverte en lui proposant une séance de déchiffrage. La feuille manuscrite tombe du volume; Alma découvre alors son « premier chant d’amour », écrit pour elle seule, un Lied « intime entre tous » [« privatissimum »]. Ils se mettent au piano et le jouent ensemble. L’expression si pénétrante de la dernière phrase, « Liebe mich immer, dich lieb’ich immer, immerdar » [Aime moi toujours, je t’aime toujours, toujours], émeut la jeune femme jusqu’au fond de l’âme. Elle joue et rejoue le Lied un grand nombre de fois et note ce soir là dans son journal: « J’en ai presque pleuré. Quelle profondeur il y a chez un tel homme! Et comme je manque d’âme! Souvent je me rends compte à quel point je suis peu de choses et je possède peu de choses en comparaison de son incommensurable richesse! »
Les premières auditions
Les Rückert Lieder ont été créés en janvier 1905 à Vienne à l’occasion d’un concert dont le programme est constitué en majeure partie de premières auditions: les cinq Kindertotenlieder (achevés l’année précédente), les quatre Rückert Lieder de 1901, quatre Wunderhorn Lieder de 1892 à 1898 et les deux Lieder empruntés au même recueil poétique et composés en 1899 et 1901. Etant donné le caractère intime de ces oeuvres, Mahler a exigé que la soirée ait lieu dans la petite salle du Musikverein. Il a réuni pour l’occasion trois des meilleurs chanteurs de l’Opéra, et trois hommes; le fait mérite d’être souligné, car depuis lors, on a pris l’habitude de confier presque toujours certains de ces Lieder à des voix féminines. Il s’agit du ténor Fritz Schrödter et des barytons Anton Moser et Friedrich Weidemann. Ce dernier sera longtemps l’interprète préféré de Mahler, tout au moins pour les Kindertotenlieder. L’orchestre, de dimension réduite, est composé de membres choisis parmi les Wiener Philharmoniker. A la répétition générale qui a eu lieu le 28 janvier 1905 à 14h30, le public a été admis parce que toutes les places du concerts ont été vendues à l’avance. La réaction des auditeurs est très favorable. Le lendemain, le concert proprement dit commence à 19h30. Longtemps avant l’heure, la petite salle est archi-comble et on refusera beaucoup de monde. Très vite l’attitude attentive et respectueuse du public va prouver que la bataille est gagnée. Mahler a demandé que l’on applaudisse point entre chaque groupe de mélodies. La tension ne cesse de croître jusqu’à la fin de l’exécution. Partiaux ou impartiaux, tous les témoins contemporains seront obligés de reconnaître que cette soirée a remporté « le seul véritable triomphe de toutes la série de concerts de la Vereinigung ». « Les Lieder de Mahler touchèrent le cœur de tous, écrit Paul Stefan. On exultait avec lui, on partageait successivement son affliction, ses humeurs enfantines, joyeuses ou rêveuses. On prenait plaisir à s’émerveiller de sa science et de sa maîtrise des petites formes, comme à un magnifique épanouissement de beaux poèmes.
Ces cinq chants de caractère exclusivement lyrique illustrent un moment rare de la vie de Mahler, moment d’équilibre et de détente. En outre, ils marquent l’aboutissement suprême, la perfection absolue du Lied mahlérien. Le sentiment de calme, de paix et de certitude, qui s’exprime ici avec tant de bonheur, Mahler le devait sans doute à la pleine conscience de sa maturité artistique, mais aussi à la satisfaction que venait de lui donner la construction de sa maison et celle du petit Häuschen dans lequel il travaillait désormais, « isolé du monde » (der Welt abhanden), au cœur même de la nature et de la forêt.
Après être demeuré pendant si longtemps au monde naïf et légendaire du Knaben Wunderhorn, c’est vers Friedrich Rückert (1788-1866) que Mahler va se tourner désormais, Rückert, que l’on considère habituellement comme un poète romantique mineur. Né à Schweinfurt, en Bavière, Rückert a mené à Weimar, puis à Vienne, à Cobourg et à Berlin, une vie relativement obscure de précepteur puis de professeur de lettres et de directeur de revues, publiant régulièrement des recueils de vers, des drames historiques et de grands poèmes inspirés par l’Orient ou même traduits de diverses langues orientales. Les poèmes que Mahler a mis en musique ont été soit publiés dans des revues allemandes, soit choisis dans le Liebesfrühling (Printemps d’amour), recueil paru en 1824, et dédié à la jeune épouse de Rückert. Plutôt qu’un barde inspiré, Rückert est avant tout un virtuose de la langue, gracieux et raffiné, et même souvent un expérimentateur du verbe. La sonorité des mots, qui devient chez lui un étonnant moyen d’expression, l’emporte sur leur signification. Mahler se sent et se sentira toujours proche par le cœur et par l’esprit de ce lyrisme aussi délicat que raffiné. Rückert avoue autant d’admiration que lui pour l’art populaire, source vive de toute poésie. Cependant, c’est en vain que l’on chercherait dans les Rückert Lieder les citations stylisées, les rythmes de marche et de danse jusque-là si présents dans les Lieder et les symphonies de Mahler. Tout n’est ici que tendresse, lyrisme, effusion, intimité.
De par la douceur, la retenue du sentiment, les Rückert Liederen arrivent à paraître poignants, à travers leur étrange optimisme triste qui n’est peut-être qu’un pessimisme souriant. On ne saurait les prendre pour un véritable cycle renfermé sur lui-même, car il manque ici le canevas, le thème général. Si on les chante peu séparément, on les interprète dans un ordre variable, Mahler ayant lui-même changé plusieurs fois d’avis quant à leur succession.
Le poème tout entier est basé sur un jeu verbal, l’équivoque entre deux homonymes, Lider: paupières, et Lieder: chants. On retrouve dans cette Humoreske le même mouvement obstiné de croches rapides que dans Das irdische Leben ou dans le mouvement Purgatorio de la future Dixième Symphonie, ainsi que le même caractère fuyant, inquiétant, doux-amer et la même brièveté elliptique. Mahler se reconnaissait dans ce poème « qu’il aurait pu écrire lui-même ». En effet, comme le poète ici, il ne supportait pas que l’on voulut connaître ses oeuvres avant qu’elles ne soient complètement achevées et tenait alors « la curiosité pour une trahison ». Il avouait néanmoins que ce chant était, de tous, « le moins important » et peut être justement pour cette raison, l’un de ceux qui plairaient le plus au public.
Tout au long du poème, Rückert, comme dans Blicke mir nicht in die Lieder, prend plaisir à rapprocher des mots de sonorités voisines, tels Linde (doux), Gelinde (étendre), Liebe (amour), Lieblich (aimable). L’équivoque entre homonymes, linden : doux à l’accusatif, et linden : tilleul sert de point de départ au poème, véritable situation musicale, comme le soulignera Adorno qui ajoute : « Ich atmet’ einen linden Duft met à jour un trait particulièrement exemplaire qui, même du point de vue technique, place l’ensemble de la production vocale de Mahler bien au-dessus de son époque: la synthèse des motifs et des thèmes dans la voix et dans l’accompagnement. L’un et l’autre s’amalgament ici sans la moindre impureté, en une extrême tendresse; c’est là que la plus grande intensité se réfugie. Parvenu à la limite absolue du silence, ce Lied, avec ses rapports strictement tonaux, fait penser au geste de Webern. Le ruban harmonique est tendu au-dessus d’abîmes harmoniques; au moment où il revient sur ses pas, ces gouffres finissent par être intégrés à la forme et, du même mouvement, par être réconciliés avec elle.
De son propre aveu, Mahler dépeint « le sentiment qu’on éprouve en présence d’un être aimé dont on est entièrement sûr, sans que, entre deux âmes, une seule parole soit nécessaire », ce à quoi Adorno ajoutera bien plus tard: « Le poème a été, j’ose à peine dire, composé, mais bien plutôt redessiné par Mahler, comme un graphisme musical qui peut littéralement briser le cœur. » Notons à la fin, la sixte ajoutée à l’accord parfait majeur qui préfigure la conclusion du Lied von der Erde.
C’est le plus étendu des cinq Rückert Lieder, et aussi le plus profondément ressenti et le plus autobiographique, un sommet irremplaçable dans toute la production de Mahler. La parenté mélodique entre Ich bin der Welt abhanden gekommen et le célèbre Adagietto de la Cinquième Symphonie a souvent été relevée. Le contenu expressif est d’ailleurs très proche, recueillement, méditation éthérée, même si Willem Mengelberg a affirmé avoir appris de la bouche de Mahler que ledit Adagietto était un autre message secret d’amour adressé à Alma pendant le même été 1902 que Liebst du um Schönheit. « C’est moi-même », disait Mahler de ce Lied. Jamais, en effet, musicien n’a décrit d’une manière plus bouleversante « l’atmosphère d’accomplissement total », « le sentiment qui nous emplit et qui monte jusqu’aux lèvres, sans pourtant les franchir ». Jamais on n’a atteint une telle intensité d’expression dans l’immobilité absolue, à une telle suspension du temps, à ce mysticisme presque oriental, à cette immobilité harmonique et tonale autant que rythmique, qui font de ce lied comme un miroir fascinant où se reflète le ciel.
C’est un autre chant nocturne, situé dans l’œuvre de Mahler à mi-chemin entre le « Chant de minuit » de la Troisième Symphonie et les Nachtstücke de la Septième. Dans les ténèbres de l’heure « profonde », l’homme est confronté à son destin. La solitude tragique du poète est fortement symbolisée par de longues gammes descendantes qui plongent jusque dans les abîmes et sont souvent privées du moindre soutien harmonique. Cependant les deux épisodes majeurs jettent une lueur d’optimisme. Par la pensée, l’homme s’échappe de sa prison de nuit avant de confier sa destinée à la toute puissance divine que célèbre la coda. Mahler établissait un parallèle entre cette triomphale affirmation de foi et celle qui conclut la Deuxième Symphonie (et qui caractérisera aussi la fin de la Huitième). Si cette proclamation n’est peut être aussi convaincante dans son optimisme, plus voulu que ressenti, , que le pessimisme lumineux (ou l’optimisme mélancolique) de la conclusion des Lieder eines fahrenden Gesellen, des Kindertotenlieder ou du Lied von der Erde, c’est que Mahler vivait à une époque charnière, celle des ruptures et des déchirements plus que celle des certitudes. Ce qui nous captive aujourd’hui dans Um Mitternacht, c’est surtout le sentiment de la solitude, du doute, voire de l’angoisse de l’homme au cœur de la nuit, sentiment concrétisé par l’obsession de la tierce mineure descendante, puis ascendante de l’accompagnement, toujours sur un rythme pointé (on y a vu un symbole du temps, représenté par le tic-tac d’une pendule) puis, comme une réponse, un refrain, fait du motif obsédant, « Um Mitternacht« , de seconde mineure ascendante puis descendante de la voix.
Derrière la forme strophique, apparemment très simple, de ce lied se cachent, comme toujours, des subtilités de détail, en particulier les nombreux changements de mètre qui assouplissent la ligne vocale et la libèrent de toute symétrie trop contraignante.
Les mouvements mélodiques ascendants, si fréquents chez Mahler, depuis le thème de la Résurrection de la Deuxième Symphonie jusqu’à l’Accende Lumen de la Huitième, reviennent ici sans cesse comme une véritable empreinte. On trouve dans la seconde strophe un exemple éloquent du rubato obbligato de Mahler sur le mot « Frühling« , la prolongation de la durée exigeant de passer du binaire au ternaire. Mais l’émotion culmine dans le mélisme final « immer, immerdar« , qui retarde la fin de la phrase, et la suspend en quelque sorte dans un sentiment d’extase immobile, libérée de toute pesanteur, « comme si le sentiment n’arrivait plus à s’exprimer, comme s’il s’étranglait lui-même dans son propre débordement… Ce qui est exprimé a tant de force que le phénomène, le langage même de la musique deviennent insuffisants. Le discours ne parvient pas au bout de lui-même, l’expression devient sanglot », écrit Adorno.