La Composition
A Cassel où à partir de l’automne de 1883, il occupe son premier poste important de chef d’orchestre, Mahler s’est épris d’une cantatrice du Théâtre, la soprano Johanna Richter. Liaison orageuse, comme toutes celles qu’il a vécues, et que trouble sans cesse la crainte du scandale qui, dans un théâtre de province, eût été sans doute fatal à l’un comme à l’autre.
Tout ce que nous savons de cet amour est ce que Mahler révèle, à mots couverts, à son ami Fritz Löhr dans les lettres qu’il lui adresse à cette époque. C’est à lui qu’il annonce, le 1er janvier 1885, qu’il a écrit pour elle « six Lieder », dont nous sommes presque certains aujourd’hui qu’il s’agissait seulement de poèmes. Les manuscrits des deux premiers ont subsisté, et portent la mention : décembre 1884. La musique, elle est légèrement postérieure, mais il est impossible de la dater avec précision. Le cycle définitif ne comprend que quatre chants. Le manuscrit original est pour l’instant inconnu, mais il en existe un dans la collection Rosé qui paraît remonter aux années 1880 et sur lequel figure le titre: « Histoire d’un compagnon voyageur (fahrenden Gesellen), en quatre chants pour une voix grave avec accompagnement d’orchestre ». Une autre page titre, qui paraît plus récente, est libellée « Rapsodie en quatre poèmes ». Bien qu’elle fasse elle aussi mention d’un accompagnement orchestral, sa partition proprement dite fut certainement achevée plus tard, vers 1891-1892, et révisée en 1896, peu de temps avant la première audition.
La version pianistique que l’on entend habituellement est celle que Mahler lui-même a publiée chez Weinberger en 1897. Le plus surprenant est qu’elle diffère sur de nombreux points de détail de la version orchestrale parue la même année et chez le même éditeur. Dès le début, la notation rythmique des quatre premières mesures n’est pas identique dans les deux partitions. Plus loin, il existe une ou deux différences importantes, et cela jusque dans les parties vocales. C’est donc la version originale de 1884-1885 que l’on entendra, et qui, en tant que telle, mérite d’être connue.
Le Titre
Le mot Gesell signifie en vieil allemand « compagnon de table » (Saal: salle, maison; le mot Gefährte signifie, lui, « compagnon de voyage »). Plus tard, le mot Gesellen désignera les ouvriers, apprentis ou manoeuvres agricoles qui parcouraient l’Allemagne en cherchant du travail. Pourtant, le sens du mot français « compagnon » prêtant à confusion, la traduction usuelle « Chants du Voyageur » nous paraît meilleure, même si elle est moins exacte, que celle de « Chants d’un compagnon errant » que l’on lit en général.
Les Poèmes
Bien que Mahler n’ait pas fait inscrire son nom dans les différentes éditions des Lieder eines fahrenden Gesellen, il est de toute évidence l’auteur de trois au moins des poèmes. Quelques années après sa mort, on devait retrouver dans le Knaben Wunderhorn l’origine du premier texte, Wenn mein Schatz Hochzeit macht. Cette découverte allait poser une énigme, apparemment insoluble, puisque le compositeur a affirmé n’avoir eu que bien plus tard la révélation du recueil d’Arnim et Brentano, en fouillant dans la bibliothèque de ses amis Weber à Leipzig en 1888. Peut-être Mahler s’est-il souvenu, consciemment ou inconsciemment, d’un chant populaire de son enfance, ou bien l’a-t-il lu dans un journal ou dans une anthologie autre que le Wunderhorn? Quoiqu’il en soit, l’utilisation des deux poèmes de l’anthologie, qui ont été amalgamés dans le premier chant, prouve à elle seule que le compositeur s’est déjà livré à une étude approfondie du style de la poésie populaire allemande.
On retrouve dans les poèmes des Gesellen Lieder, comme dans le Poisl Lieder de 1880, un des thèmes littéraires favoris du romantisme allemand: celui du héros déçu, victime innocente de la destinée, qui erre sans but et recherche au loin, l’apaisement de ses peines. Mahler lui-même ne s’est-il pas fréquemment senti, comme son fahrender Gesell, exilé dans un monde cruel, monde de duperies et d’apparences trompeuses? Le contraste entre la beauté de la nature et le désespoir d’un cœur humain représente un autre thème d’élection des poètes romantiques. Du point de vue musical, le cycle comporte quelques Leitmotive mahlériens, tels le grupetto de la première mesure, la quarte ascendante ou descendante, ainsi que la sixte mélodique ascendante. La prédominance des rythmes de marche se confirmera bientôt dans tout l’œuvre mahlérien. Elle caractérise également le genre du Wanderlied dont le modèle suprême reste la première pièce du Voyage d’hiver de Schubert.
Les Premières Auditions
Ging’ heut’ morgen über’s Feld fut créé peu de temps après sa composition lors d’un concert de bienfaisance donné par Mahler le 18 avril 1886 dans le jardin d’hiver du Grand Hôtel de Prague. Betti Frank, cantatrice au théâtre de Prague, accompagnée par Mahler au piano, fut vivement applaudie et la critique du Prager Tablatt fut particulièrement élogieuse.
Mais il faudra attendre le 16 mars 1896 à Berlin, pour que le cycle complet soit créé, dans sa version orchestrale révisée par Mahler. Ils sont interprétés par le baryton hollandais Anton Sistermans, accompagné par l’Orchestre Philharmonique de Berlin dirigé par Mahler. Au cours de ce même concert la Première Symphonie fut interprétée pour la première fois dans sa version révisée, et Mahler dirigea également le premier mouvement de la Seconde Symphonie, encore intitulé Todtenfeier.
Mahler accompagnera de nouveau au piano les Lieder eines fahrenden Gesellen en 1907 à Berlin puis les dirigera une dernière fois en 1910 à New York. Ils font aujourd’hui partie du répertoire mahlérien le plus fréquemment interprété, comme en témoigne le grand nombre de versions figurant dans notre discographie.
Les spécialistes du folklore bohême-morave ont décelé dans ce Lied un exemple caractéristique de l’influence sur Mahler du folklore de son pays natal. Le motif principal, un ornement baroque bien connu sous le nom de grupetto, est aussi un mélisme bohémien omniprésent dans les oeuvres de Dvorak et de Janacek. Il ne se répète pas moins de vingt-trois fois dans le Lied en question. Pour expliquer l’alternance de tempi rapides et lents, on a suggéré la raison psychologique suivante : le Gesell s’enfuit rapidement pour oublier sa bien-aimée infidèle. Toutefois de temps à autres, il est assailli de tristes pensées qui le font s’arrêter tout à coup. La dernière strophe, où la plupart des interpolations rapides du début ont disparu, atteint le sommet de la désolation.
Ce Lied fournira toute la substance mélodique au mouvement initial de la Première Symphonie. Le rappel « joyeux » du grupetto nostalgique du chant précédent mérite l’attention (sur « Guten Tag »).
Les codas de Mahler sont toujours de vrais miracles d’invention et de poésie, mais celle-ci en surpasse beaucoup d’autres et nous fournit la preuve de la maîtrise compositionnelle du jeune musicien de vingt-quatre ans. Comme si, dans son accablement, le fahrender Gesell n’avait même plus la force d’achever son chant, la ligne vocale s’arrête avant d’avoir rejoint la tonique.
Aucune séparation, ici entre les strophes, mais seulement deux épisodes distincts reliés par un long interlude pianistique. Pour une fois, le texte est essentiel. Les phrases brèves, ponctuées de pauses, expriment le désespoir sans borne du héros, désespoir qui culmine vers la fin dans un saut mélodique de sixte ascendante, suivi d’une longue descente dans le registre grave, et d’une mystérieuse coda instrumentale, en triolets rapides. Le seul moment de détente intervient à la fin de l’interlude, dans l’épisode « Wenn ich in dem Himmel seh’« , où la seconde mineure descendante « Weh! » revient constamment, comme un refrain. Le chromatisme exacerbé de la mélodie, qui se retrouvera rarement dans l’oeuvre mahlérien, convient parfaitement au caractère désespéré de ce Lied.
La présence de quelques mesures à 5/4 peut à nouveau être justifiée ici d’un point de vue dramatique: le voyageur désolé interrompt un instant sa marche, de même qu’il arrive au paysan, qui chante en travaillant, de tenir plus longtemps une note et de modifier ainsi le rythme de sa chanson. Là encore, éléments artistiques et populaires se combinent et se mêlent de manière aussi artistique qu’harmonieuse. Comme dans le Lied précédent, les mélodies reviennent sans cesse sur elles-mêmes, comme si la lassitude et le désespoir du voyageur lui ôtaient le courage de poursuivre. Le dépouillement extrême de l’accompagnement est source de poésie et d’expression. Les deux modulations inattendues sont typiquement mahlériennes, et d’un effet magique. Malgré la citation finale du premier thème en mineur, et la dernière phrase vocale dans l’extrême grave du registre, ce dernier Lied -comme le cycle tout entier- s’achève dans une atmosphère de résignation sereine et lumineuse, de même que les Kindertotenleider et Das Lied von der Erde. D’ailleurs il existe une évidente parenté d’atmosphère entre ce dernier ouvrage, écrit en 1908, et celle des Gesellen Lieder de 1885. Bien qu’aucune allusion ne soit faite au repos éternel, il semble que, dans les deux cas, ce soit de la mort qu’il s’agisse. Tout l’œuvre de Mahler est habité par la pensée de l’au-delà et d’un monde meilleur qui sera le refuge des affligés et la consolation de leurs infortunes terrestres.