La Composition
La découverte par Mahler, à la fin de 1887 ou au début de 1888, dans la bibliothèque de ses amis Weber à Leipzig, de l’anthologie de « Lieder populaires » intitulée Des Knaben Wunderhorn, paraît, à distance, un événement presque miraculeux tant il comblait, à cette époque toutes les aspirations du jeune compositeur.
Mahler a écrit vingt-quatre Wunderhorn Lieder en tout (y compris ceux qui figurent dans les Deuxième, Troisième et Quatrième Symphonies). Ils ont inspiré la totalité de sa production dans le domaine du Lied entre 1888 et 1901, à la seule exception du chant nietzschéen de la Troisième Symphonie.
C’est à Leipzig que Mahler composera le premier groupe de neuf Lieder avec accompagnement de piano (voir les Lieder aus der Jugendzeit). Quatre ans plus tard, en 1892, à Hambourg, il se replonge dans l’anthologie et compose, en un mois, cinq grands Wunderhorn Lieder dont il tâchera de définir le caractère « inouï » par un titre inhabituel : Humoresken : « J’ai maintenant en mains le Wunderhorn. Avec cette connaissance de moi-même qui est propre aux créateurs, je puis ajouter d’ailleurs que cela donnera encore une fois quelque chose de bien. » Les accompagnements sont immédiatement conçus pour orchestre, bien que rédigés sous forme pianistique. Le 28 janvier, Der Schildwache Nachtlied, esquissé selon Natalie Bauer Lechner, à Leipzig en 1888, est terminé sous sa forme définitive. Le 1er février, c’est Verlorene Mühe, immédiatement suivi de Wer hat dies Liedchen erdacht, le 6, de das Himmlische Leben le 10, et enfin de Trost im Unglück le 22 avril. Bien des années plus tard, Mahler racontera à Natalie que das Himmlische Leben a jailli en premier « de la source créatrice longuement contenue et demeurée stagnante à Budapest ». Il lui fera remarquer alors à quel point ce petit Lied d’allure modeste s’est révélé ensuite plein de richesses, ayant donné naissance « à cinq mouvements des Troisième et Quatrième Symphonies. »
L’année suivante, Mahler passe ses vacances à Steinbach am Attersee où il compose l’Adagio de la Deuxième Symphonie, puis le Lied Antonius von Padua Fischpredigt, et en même temps le Scherzo de sa Symphonie, dont la substance musicale est à peu près identique. Une fois terminées les premières partitions d’orchestre de l’Andante et du Scherzo de la Deuxième Symphonie, Mahler reprend le Knabenwunderhorn et termine le 1er août 1893 l’orchestration de la Fischpredigt. Lorsqu’il y travaille, il imagine les anguilles, les carpes et les brochets aux nez pointus sortant la tête de l’eau, immobiles, le visage impassible, pour écouter les paroles du saint, puis se dispersant sans avoir compris un traître mot de son sermon. Il voit là une satire délicieuse de la sottise humaine et il lui arrive d’éclater de rire en imaginant la scène.
Ce même été 1893 verra également la naissance de Rheinlegendchen et Das irdische Leben. Mahler raconte à Natalie que son inspiration lui dicte parfois des musiques qui ne peuvent absolument pas s’insérer dans l’œuvre qu’il est en train de composer. Ainsi a-t-il utilisé pour Rheinlegendchen une idée mélodique qui trois ans auparavant, l’a obsédé et qu’il a ensuite oubliée.
Toujours à Steinbach, trois ans plus tard, c’est dans des circonstances très proches que Mahler, plongé dans la composition de la Troisième, se tournera de nouveau vers le Knaben Wunderhorn en composant Lob des hohen Verstandes, dans lequel il se venge, par le moyen de l’humour, de la malveillance quasi universelle de la critique à son égard. C’est « un Lied très amusant… il s’agit d’un pari entre un rossignol et un vieux coucou qui prennent pour arbitre un âne. Celui-ci se donne naturellement des airs importants pour attribuer le prix au coucou. Tu riras quand tu l’entendras » écrit-il à Anna von Mildenburg.
En juillet 1898, Mahler est cette fois ci en vacances à Vahrn où il se remet d’une opération. Il réussira cependant à achever « trois nouveaux Lieder » du Wunderhorn qui terminent le recueil « rien que pour me donner la preuve que cela va encore ». Il s’agit du Lied des Verfolgten im Turm et de Wo die schönen Trompeten blasen. Quant au troisième, il ne peut s’agir que de l’esquisse de Revelge achevé en 1899 à Aussee, dans le Salzkammergut, Lied que Mahler considère comme le plus beau et le plus réussi de tout le recueil, peut-être même « le plus important de tous ses Lieder ».
Mahler reviendra une dernière fois au Knabenwunderhorn en cet été 1901 où il travaille à Maïernigg aux Rückert Lieder et à la Cinquième Symphonie. L’inspiration du Tambourg’sell est venue à Mahler un jour en sortant de table. Aussitôt il a noté les premières notes du thème, dans l’antichambre obscure, puis il est allé s’asseoir près de la source et il a achevé très rapidement l’esquisse. C’est alors seulement qu’il s’est rendu compte avec surprise qu’il s’agit non pas d’un motif symphonique mais d’un thème de Lied, et s’est souvenu du poème du Tambourg’sell. Les premières paroles, qu’il a retrouvées dans sa mémoire, s’y adaptaient parfaitement: la musique semblait même avoir été créée pour elles Lorsque dans le Häuschen, il a pu confronter le texte complet avec la musique, il s’est rendu compte qu’il ne manquait pas un mot, que l’accord était parfait d’un bout à l’autre.
Les premières auditions
Depuis la pénible aventure de la création de la Première Symphonie à Budapest, Mahler semblait s’être résigné à « composer pour sa seule bibliothèque ». A l’automne de 1893, espérant sans doute trouver à Hambourg un public plus averti qu’en Hongrie, il a réussi à persuader le chef d’orchestre Julius Laube de lui consacrer un des « concerts populaires » qu’il organise à intervalles réguliers au Konzerthaus Ludwig. Le concert a lieu le 27 octobre 1893. La seconde partie est consacrée à la Première Symphonie et au cours de la première partie, aura lieu la création des six Wunderhorn Lieder récemment composés : Das himmlische Leben, Verlore Mühe et Wer hat dies Liedchen erdacht sont interprétés par Clementine Schuh-Proska. Der Schildwache Nachtlied, Trost im Unglück etRheinlegendchen (intitulés drei Humoresken) sont chantés par Paul Bluss. Au cours du concert, les Lieder seront vivement applaudis, comme leurs interprètes, et Rheinlegendchen sera bissé. Au milieu du mois de novembre de la même année, Mahler sera de nouveau invité à diriger, à Wiesbaden, les trois Humoresken qui sont cette fois-ci intitulés Drei Gesänge aus « Des Knaben Wunderhorn ». Après 1893, Mahler n’utilisera plus jamais, au concert, le sous-titre initial Humoresken. De fait, ces Lieder ne seront pas redonnés avec orchestre jusqu’en 1900, date à laquelle Selma Kurz en chantera trois (Verlorene Mühe, Das irdische Leben et Wo die schönen Trompeten blasen) nommés alors tout simplement Gesänge, à la Philharmonique de Vienne.
On a vu que Mahler a découvert Des Knaben Wunderhorn, à la fin de 1887 ou au début de 1888. Le plus surprenant au fond, est qu’il n’ait pas connu plus tôt cette anthologie, d’autant plus que la publication de Des Knaben Wunderhorn [l’enfant au cor merveilleux], dans les premières années du dix-neuvième siècle, a été un phénomène culturel de première grandeur.
Les deux auteurs de l’anthologie étaient issus de milieux très différents. Achim von Arnim (1781-1831) est né à Berlin d’une famille prussienne et aristocratique. Il s’est installé à Heidelberg où, en 1811, il épousera Bettina Brentano, la sœur cadette de Clemens Brentano (1778-1842), qui est lui rhénan, fils d’un marchand de Francfort et de descendance italienne. Spécialiste de littérature médiévale, c’est un écrivain plein de dons, mais un dillettante, un instable, un insatisfait et un tourmenté. D’ailleurs, Arnim et Brentano sont tous deux des « vagabonds » dans le sens romantique du terme: ils voyagent sans cesse de ville en ville, rassemblant ainsi les matériaux nécessaires à leur tâche érudite.
Pour réunir tous les matériaux nécessaires à son projet d’anthologie, Brentano parcourt avec sa sœur Bettina, la Souabe, l’Allemagne du Nord et la Rhénanie. Non seulement ils notent alors plusieurs versions différentes des poèmes de transmission orale, mais ils dévorent inlassablement vieux livres de prières, vieilles chroniques et vieux almanachs, rassemblant ainsi une énorme masse de documents. Le premier volume, dédié à Goethe, est publié en 1805, et le second en 1808. Tous deux sont des succès colossaux, salués comme des actes de patriotisme, à une époque où les allemands sont profondément blessés dans leur amour-propre. Le titre Des Knaben Wunderhorn (« l’Enfant au cor magique ») n’est autre que celui du premier poème, une courte ballade d’origine française.
Les Wunderhorn Lieder avec orchestre sont des Lieder symphoniques de vaste dimensions, appartenant à la même veine que la Deuxième ou la Troisième Symphonie et tellement conçus pour l’orchestre qu’ils perdent beaucoup à être accompagnés au piano. Ils ne constituent pas à proprement parler, un cycle, mais un recueil où leur enchaînement correspond plus ou moins à leur ordre de composition. Quoiqu’il en soit, ils ont entre eux tant d’éléments communs – le style des poèmes, les « thèmes » littéraires, l’atmosphère, sans parler du langage musical, qu’on les chante très souvent ensemble mais rarement dans le même ordre. Leur style très souvent épique les situe dans la tradition des grandes ballades de Schubert et de Löwe. Mieux encore que dans les petits Lieder antérieurs, qui sont bien moins élaborés, Mahler va démontrer à quel point il s’est complètement identifié à l’univers naïf et coloré du Wunderhorn. Il y découvre une image étonnamment forte de l’homme et de sa destinée terrestre, image à la fois humoristique et tragique, et même une vision philosophique, mystique de la condition humaine, plus profonde, plus universelle que chez la plupart des poètes romantiques.
On a récemment adopté l’habitude, tant au concert qu’au disque, de transformer ces Lieder duos pour une voix d’homme et une voix de femme. Certes l’exécution gagne ainsi en vie et en diversité. Il n’en est pas moins vrai que ces chants n’ont pas été conçus comme des duos, même si la moitié des poèmes font dialoguer deux personnages. Les « répliques » sont en général si brèves que les changements de timbre finissent par détruire l’unité musicale. Il nous semble qu’il faudrait avant tout tenir compte de l’avis du compositeur lui-même, qui, vers 1904, a écrit dans une de ses lettres : « Tous mes Lieder ont été conçus pour voix d’hommes ». Il est néanmoins exact que lui-même a confié la première à deux chanteurs, un homme et une femme, mais jamais le même Lied à deux voix. S’il est donc parfaitement légitime de confier à des voix féminines quelques-uns des Wunderhorn Lieder, en particulier Wer hat died Liedlein erdacht et Rheinlegendchen, il ne nous paraît pas moins certain que Mahler se serait élevé avec force contre la coutume actuelle de transformer les Lieder dialogués duos.