Alors que des doutes ont longtemps subsisté sur l’exacte chronologie des Kindertotenlieder, il est aujourd’hui totalement établi que Mahler a ajouté, en juin 1904, deux lieder aux trois autres qu’il avait composés pendant l’été de 1901. En ce qui concerne les circonstances de la composition de ces trois lieder (Nun will die Sonn’ so hell aufgehn, Wenn dein Mutterlein et Oft denk’ ich), on se reportera à la Chronologie de la Cinquième Symphonie dont trois mouvements ont été composés pendant ce même été 1901, au cours duquel presque toutes les oeuvres composées par Mahler ont un caractère funèbre ou tout au moins douloureux.
La Composition
Aussi, au moment où il joue pour la première fois à Natalie Bauer-Lechner les trois Kindertotenlieder, il s’exclame : « Cela a été une douleur pour moi de les écrire et j’en éprouve une aussi pour le monde qui devra un jour les entendre, si triste est leur contenu ». Theodor Reik analyse de la manière suivante le processus créateur qui a donné naissance aux Kindertotenlieder. Selon lui, l’idée du mariage s’est imposée depuis un an à l’esprit de Mahler et elle a réveillé en lui quelques-unes des inquiétudes qu’avaient autrefois connues ses parents. Selon Reik, il est impossible que Mahler ait ignoré que l’un des enfants morts de Rückert s’appelait Ernst. Ainsi, en composant les Kindertotenlieder, s’est-il « identifié à son père, en se mettant dans l’état d’esprit d’un homme ayant perdu un fils nommé Ernst.
Les raisons qui ont conduit Mahler, trois ans plus tard, à achever le cycle au cours de l’été 1904 sont très claires : nommé président d’honneur de la Vereinigung Schaffender Tonkünstler par Schönberg et Zemlinsky, Mahler leur a promis de leur confier une première audition. Puisque celle de la Cinquième serait trop coûteuse et que, en tout cas, elle a déjà été promise à Cologne, il ne reste plus qu’une seule possibilité : un concert de Lieder, dont l’intérêt sera d’autant plus grand que la plupart de ceux qu’il a composés avec accompagnement d’orchestre n’ont jamais été exécutés. Voici donc pourquoi il a décidé alors d’ajouter au cycle commencé en 1901 deux nouveaux Lieder, dont il a sans doute déjà choisi les poèmes, en particulier le dernier qui lui fournit la conclusion sereine et apaisée qu’il souhaite.
Alma, qui arrivera à Maiernigg quelques temps après la naissance de sa fille Anna, exprime dans ses Mémoires, son incompréhension du choix de Mahler pour ces textes : « Si l’on a pas d’enfants, ou si on les a perdus, j’admets que l’on puisse mettre en musique des paroles aussi terrifiantes, mais autrement ? Comment donc comprendre qu’une heure après avoir embrassé et cajolé des enfants en pleine santé, au physique comme au moral, on se lamente sur leur mort ? Je m’exclamai alors : Pour l’amour de Dieu, ne tente pas la fatalité ! »
Alma affirme cependant dans son journal intime que l’été 1904 a été exceptionnellement reposant et harmonieux et que Mahler n’a jamais été « plus humain et plus communicatif ». Il passe même de longues heures à jouer avec sa fille aînée, la petite Putzi avec qui un lien étrange et puissant semble désormais l’unir. Il ne cesse pas de lui faire de nouvelles grimaces, d’inventer pour elle des histoires étranges, ou bien de lui narrer des contes de fées.
Les premières auditions
Les Kindertotenlieder ont été créés en janvier 1905 à Vienne à l’occasion d’un concert dont le programme est constitué en majeure partie de premières auditions : les cinq Kindertotenlieder, les quatre Rückert Lieder de 1901, quatre Wunderhorn Lieder de 1892 à 1898 et les deux Lieder empruntés au même recueil poétique et composés en 1899 et 1901. Etant donné le caractère intime de ces œuvres, Mahler a exigé que la soirée ait lieu dans la petite salle du Musikverein. Il a réuni pour l’occasion trois des meilleurs chanteurs de l’Opéra, et trois hommes ; le fait mérite d’être souligné, car depuis lors, on a pris l’habitude de confier presque toujours certains de ces Lieder à des voix féminines. Il s’agit du ténor Fritz Schrödter et des barytons Anton Moser et Friedrich Weidemann. Ce dernier sera longtemps l’interprète préféré de Mahler, tout au moins pour les Kindertotenlieder. L’orchestre, de dimension réduite, est composé de membres choisis parmi les Wiener Philharmoniker. A la répétition générale qui a eu lieu le 28 janvier 1905 à 14h30, le public a été admis parce que toutes les places du concert ont été vendues à l’avance. La réaction des auditeurs est très favorable. Le lendemain, le concert proprement dit commence à 19h30. Longtemps avant l’heure, la petite salle est archi-comble et on refusera beaucoup de monde. Très vite l’attitude attentive et respectueuse du public va prouver que la bataille est gagnée. Mahler a demandé que l’on applaudisse point entre chaque groupe de mélodies. La tension ne cesse de croître jusqu’à la fin de l’exécution. Partiaux ou impartiaux, tous les témoins contemporains seront obligés de reconnaître que cette soirée a remporté « le seul véritable triomphe de toutes la série de concerts de la Vereinigung ». « Les Lieder de Mahler touchèrent le cœur de tous, écrit Paul Stefan. On exultait avec lui, on partageait successivement son affliction, ses humeurs enfantines, joyeuses ou rêveuses. On prenait plaisir à s’émerveiller de sa science et de sa maîtrise des petites formes, comme à un magnifique épanouissement de beaux poèmes.
C’est en 1872, six ans après la mort de Friedrich Rückert, que sera publiée pour la première fois, dans un petit volume de 408 pages, à couverture toilée et dorée à l’or fin, le recueil des Kindertotenlieder. Il comprend 166 poèmes, moins de la moitié des 423 élégies qu’avait inspirées au poète la mort de ses deux enfants.
Friedrich Rückert avait cinq enfants dont les deux plus jeunes, Luise (née le 25 juin 1830) et Ernst (né le 4 janvier 1829) contractèrent successivement la scarlatine en 1833, au lendemain de Noël. Luise mourut le soir de la Saint-Sylvestre. Tombé malade à son tour quelques jours plus tard, Ernst succomba à son tour le 18 janvier. Les autres enfants du poète, victimes de la contagion, allaient heureusement survivre. Mais leur père devait rester longtemps inconsolable. Toute sa vie, il conservera près de lui le portrait au pastel de ses deux plus jeunes enfants, exécuté à l’automne 1833, quelques mois avant leur mort.
De son vivant Mahler a toujours choisi un baryton (Friedrich Weidemann à Vienne et à Graz ; en l’absence de Weidemann tombé malade, Gerhard Zalsman à Amsterdam ; Johannes Messchaert à Berlin, avec piano), sauf à New York, le 26 janvier 1910, où il a engagé le tenor allemand Ludwig Wüllner. Mais il s’agissait cette fois d’un ancien acteur, célèbre comme interprète plus que comme chanteur, et il est probable que Mahler a tenu compte de personnalité artistique plus que de sa tessiture. Cependant, il n’a jamais engagé de femme pour interpréter ce cycle. Plusieurs cantatrices n’en ont pas moins interprété ce cycle du vivant de Mahler, notamment l’alto hollandais Tilly Koehnen et le soprano Anna von Mildenburg.
Le désespoir du poète trouve un écho éloquent dans les contrepoints dépouillés et les canons lugubres, les imitations accablées des instruments, dans les intervalles insistants et et les soupirs de seconde majeure et mineure puis, plus loin, dans la montée chromatique de la mélodie, procédé qu’emploie rarement Mahler sous cette forme. Le seul vrai contraste avec cette nudité désespérée est le trait passionné des violons du dernier interlude (mesures 59 et suivantes). Ailleurs dans ce Lied, tout n’est que douceur lancinante mais contenue, monochromie délibérée de la sonorité, la voix se maintenant toujours dans le registre moyen, comme si le père affligé ne trouvait même pas la force de se révolter.
Plusieurs détails de l’orchestration sont particulièrement frappants: l’utilisation mélodique du cor, la prédominance générale des vents, puis les octaves de cor, comme un glas; enfin la doublure de la voix par les violoncelles pianissimo, dans un registre suraigu et les notes de glockenspiel. Pour certains commentateurs, ces dernières évoquent la cloche des morts. Pour d’autres, elles sont une première annonce de la lumière éternelle qui brillera sur la fin du cycle.
Reinhard Gerlach a analysé en détail les effets de la suspension tonale de l’introduction. L’instabilité de ce début révèle une influence rarissime chez Mahler, de la Sensucht tristanesque. Pourtant la mélodie ascendante est étroitement apparentée à celle de Ich bin der Welt et de l’Adagietto de la Cinquième, deux pièces où régnait au contraire le diatonisme le plus paisible. Jamais, peut-être, Mahler ne s’est autant éloigné de son langage habituel. Le même auteur souligne également le rôle des silences dans ce Lied, silences allusifs, silences de pressentiment, pour une musique « symbolique, métaphorique ».
Le premier motif ascendant est le véritable leitmotiv, ou mieux le refrain, de toute la pièce et l’appogiature à laquelle il aboutit ne se résoud jamais de manière satisfaisante. La Sensucht, cette langueur inassouvie qui baigne tout le Lied, nait en effet du climat instable et interrogateur, entretenu par la constante ambiguïté harmonique des retards et des suites suspensives de dominantes. Grâce a des augmentations, à des diminutions, à des variantes, le même motif ascendant fournit une grande partie de la substance mélodique. Mahler achève sa pièce par une cadence peu conclusive qui maintient jusqu’à la fin l’atmosphère d’inquiétude et d’interrogation de tout le Lied.
La première phrase vocale reproduit, mais en noires, le motif de croches du cor anglais (mesures 1 et 2). Quant à l’accompagnement de basses, il évoque par son rythme et ses pizzicati celui du début de l’Adagio de la Quatrième. La nudité du contrepoint initial dégage encore une impression de tristesse insoutenable, renforcée ici par la sonorité des vents graves (les violons sont exclus de tout ce Lied, tandis que les violoncelles et les altos ne jouent arco (avec l’archet) que dans les strophes 2 et 4. Dans la seconde partie de la strophe, l’effet de contraste est obtenu par une interruption de l’ostinato des croches et par une mélodie plus expansive, dans laquelle reparaissent les appogiatures qui caractérisaient le chant précédent. Cette mélodie est confiée aux deux cors, avec comme basse, les bassons. Le tempo plus rapide et le grand mélisme de la vois contribue également à changer l’atmosphère. La brève coda commence par reprendre l’introduction dont elle allonge peu à peu les valeurs en un rubato obligato. L’extrême fin demeure suspendu sur un accord de dominante, comme si le père affligé n’avait même pas la force de soupirer une dernière fois.
Ce Lied est le premier du cycle où l’élément consolateur l’emporte. La conclusion apaisée de In diesem Wetter est anticipée ici par le dernier vers, dans lequel le poète annonce qu’il retrouvera ses enfants sur cette « colline » radieuse qui n’est autre que le paradis. Tout l’accompagnement orchestral crée un effet de contraste avec ce qui précède, par la richesse des sonorités. Cependant, d’autres éléments maintiennent une atmosphère d’inquiétude, en particulier les syncopes des basses les accords de neuvième qui sont, à deux reprises, l’aboutissement du motif lui-même, chaque fois avec une indication de crescendo-decrescendo qui accentue le second temps. A la fin de chaque strophe, l’inquiétude rythmique reprend avec le motif de l’introduction instrumentale. Dans la seconde, les sixtes parallèles sont confiées à deux clarinettes au lieu de deux cors. Dans la troisième, les sixtes sont remplacées par un motif dactylique, dans l’aigu des clarinettes. Ainsi Mahler crée-t-il un effet de progression jusqu’à la cadence finale.
Avant l’entrée de la voix, un prélude de 17 mesures décrit l’orage, sans un seul fortissimo, mais avec des instruments qui n’ont pas encore été utilisés depuis le début du cycle, comme le piccolo, la clarinette basse, le contrebasson, sans compter les deux cors supplémentaires, les timbales, le tambour et le tam-tam (ces derniers n’entreront que juste avant la dernière strophe). La résignation, la douleur contenue ne sont plus de mise au début de ce dernier chant. C’est un désespoir violent, une angoisse incontrôlable qui cette fois explose, faisant écho au déchaînement des forces de la nature. Le thème de marche évoque ceux des symphonies antérieures et, comme toujours chez Mahler, est lié au concept de la fatalité et du destin. Les croches rapides, obstinées expriment l’inquiétude obsessionnelle du père. Au fur et à mesure que croit son égarement, elles vont se transformer en intervalles mélodiques de plus en plus larges, assurant ainsi la transition vers la « Berceuse » qui sert de Finale au cycle.
L’espoir et la paix vont régner sur cette conclusion qui rappelle celle des Lieder eines fahrenden Gesellen et préfigure la tendresse mystique de la coda finale du Chant de la Terre. La coda des Kindertotenlieder est une de ces conclusions magiques et magistrales dans lesquelles tout se désintègre dans la douceur et la paix C’est un pas important vers ces moments uniques d’immobilité lumineuse que seront les codas de la Neuvième et de Das Lied von der Erde. Après que la voix s’est tue, le cor reprend la partie mélodique et les violoncelles, pour la première fois sans sourdine, ajoutent un nouveau contre-chant expressif qui se prolonge jusqu’à la cadence parfaite. Celle-ci est suivie de sept mesures instrumentales durant lesquelles le motif d’accompagnement se désintègre peu à peu dans l’immobilité et le silence.