L’Année 1907
Depuis la Huitième Symphonie, hymne triomphal adressé à l’humanité toute entière, jusqu’au Chant de la Terre, humble méditation sur l’homme et son destin en ce bas monde, la distance à franchir est colossale. Lorsqu’on passe de l’un à l’autre, on a presque l’impression de changer d’univers.
Pour expliquer une telle métamorphose, il n’est pas d’autre moyen que d’évoquer les trois malheurs qui se sont abattus presque simultanément sur Mahler en 1907, quelques mois après l’achèvement de la Huitième : tout d’abord sa décision de quitter l’Opéra de Vienne qui, pendant dix ans avait été à la fois son enfer et son paradis, et en tout cas son univers; ensuite, au début de l’été, la mort de sa fille aînée, Putzi, emportée en quelques jours par une diphtérie foudroyante, et enfin, peu après, le diagnostic d’un médecin de Maiernigg dans lequel Mahler a cru discerner un arrêt de mort. En fait, il s’agissait seulement d’une affection assez bénigne, une malformation d’une valvule cardiaque, mais elle va tout de même le contraindre à renoncer désormais aux sports qui faisaient tout le charme de sa vie estivale.
Qui plus est, le malheur a séparé au lieu de réunir le couple mal assorti que forment Mahler et son épouse, Alma. Ils vivent désormais isolés l’un de l’autre par le chagrin. Pendant l’été de 1907, Mahler se plonge dans la lecture d’un volume de poèmes chinois adaptés en vers allemands, Die chinesische Flöte [La Flûte chinoise], cadeau récent de Theobald Pollak, un vieil et fidèle ami de la famille qui veille sur les deux époux d’un œil paternel. En effet, Pollak n’a jamais oublié que, bien des années auparavant, le peintre Emil Jakob Schindler, le père d’Alma, lui avait obtenu le poste de haute responsabilité qu’il occupe dans l’administration.
A l’automne de 1907, Mahler quitte l’Europe pour l’Amérique où il a accepté de diriger une saison de quatre mois au Metropolitan Opera. Certes, New York n’est pas le lieu idéal pour exercer son art et le public y est encore terriblement inculte. Cependant, Mahler trouve dans cette nouvelle activité plus de satisfactions qu’on ne l’a souvent prétendu: il se déclarera très vite séduit par la largeur d’esprit et l’absence de préjugés d’un pays neuf. Qui plus est, il se réjouit d’y avoir trouvé la sécurité financière dont il a besoin pour composer en paix plusieurs mois par an et vivre avec sa famille à l’abri du besoin. C’est donc à New York qu’il réapprend à vivre et à travailler et c’est là qu’il retrouve peu à peu ses forces.
La Composition
Mais l’agitation new yorkaise n’a rien guéri en profondeur. En juin 1908, lorsque Mahler rentre en Europe et gagne Toblach, dans les Dolomites, où il va désormais passer chaque année l’été, il va lui falloir se priver de ses sports préférés, la nage, l’aviron, la bicyclette, les ascensions. « Il ne me faut pas seulement changer de lieu, écrit-il à Bruno Walter, mais modifier toute ma manière de vivre. Vous vous imaginez sans peine à quel point cela est pénible. Depuis de nombreuses années, je m’étais habitué à un exercice constant et violent, à courir les forêts et les cimes pour en rapporter des esquisses [musicales] comme un butin conquis de haute lutte. A ma table de travail, je ne revenais que comme un paysan à sa grange, uniquement pour donner à ces esquisses une forme. Car même les malaises spirituels s’évanouissent après une bonne marche à pied (surtout après une ascension). Je dois désormais éviter tout effort, me contrôler sans cesse, ne marcher qu’avec parcimonie. Et puis, dans cette solitude où je vis concentré sur moi-même, je ressens clairement tout ce qui n’est pas en ordre dans ma constitution physique. Peut-être vois-je les choses trop en noir mais, depuis que je suis à la campagne, je me sens plus mal qu’à la ville car il n’y a plus de distractions pour me tromper sur bien des choses. »
Presque chaque année, Mahler a traversé une crise très grave lorsqu’il s’est agi de reprendre son travail de compositeur à la fin d’une saison entière d’Opéra. Jamais, pourtant, la transition n’avait été aussi douloureuse qu’en 1908. La suggestion maladroite de Bruno Walter, qui conseille à Mahler de partir en voyage, l’exaspère et, dans la lettre suivante, son agacement perce au travers de son ironie: « Qu’est-ce que c’est donc que cette histoire d’âme et de maladie de l’âme? Comment devrais-je la soigner? Par un voyage dans les pays du Nord? Mais là je me serais à nouveau laissé ‘distraire’. Pour retrouver le chemin et la conscience de moi-même, il fallait que je sois ici et dans la solitude. Car, depuis que cette terreur panique m’a saisi, je n’ai rien tenté que de regarder ailleurs et d’écouter ailleurs. Si je dois retrouver le chemin de moi-même, alors il faut que je me livre à nouveau aux terreurs de la solitude. […] Il ne s’agit en aucun cas d’une terreur panique de la mort, comme vous semblez le croire. Même auparavant, je savais fort bien que j’allais mourir. Mais […] j’ai perdu d’un seul coup toute la lumière et toute la sérénité que je m’étais acquises et je me trouve devant le vide. A la fin de ma vie, il me faut rapprendre à me tenir debout et à marcher comme un enfant. Pour ce qui est de mon `travail’, il est quelque peu déprimant de devoir tout réapprendre. Je suis incapable de composer à ma table. Pour mon `exercice’ intérieur, j’ai besoin d’exercice physique. […] Lorsque je fais une promenade d’un pas tranquille et modéré, une telle angoisse m’emplit lorsque je rentre, mon pouls bat si vite que je n’atteins absolument pas le but que je m’étais assigné qui était d’oublier mon corps… »
Alma l’affirme, qui fut le principal témoin de cet été de crise: jamais les deux époux ne passèrent des vacances aussi sombres. Partout, « l’anxiété et le chagrin » les harcèlent. Cependant Mahler n’a jamais été homme à se laisser abattre par les coups du destin. Toute sa vie, il a affronté les pires catastrophes avec un courage, une énergie et une volonté sans faille. Une fois de plus, il trouvera le salut dans son travail créateur, c’est-à-dire en composant Le Chant de la Terre. La crise n’aura même pas été de très longue durée, quatre semaines tout au plus. Arrivé à Toblach le 11 juin, Mahler achève en juillet le second Lied, puis coup sur coup, le troisième, le premier; le quatrième et le dernier le 1er septembre. A ses visiteurs de l’été, il apparaît comme transfiguré: il est devenu calme et patient. L’expérience nouvelle, acquise au cours d’une crise dont il est sorti un autre homme, il l’a tout entière exprimée dans Das Lied. Toujours à Bruno Walter, il écrira au début de septembre, avant de quitter Toblach: « J’ai travaillé avec beaucoup de zèle (vous en déduirez que je me suis assez bien ‘accclimaté’). Moi-même je suis incapable de dire quel titre aura l’ensemble [de l’oeuvre]. De beaux moments m’ont été accordés et je crois n’avoir jamais rien fait de plus personnel. »
Durant l’hiver, Mahler va reprendre son activité au Metropolitan Opera et profiter comme auparavant de ses moments de liberté pour recopier sa nouvelle partition et mettre au point l’orchestration. Mais l’oeuvre n’a toujours pas de titre. Longtemps, au moins un an, elle a porté celui, provisoire, de Die Flöte von Jade [La Flûte de Jade]. L’hiver suivant, de retour à New York après avoir achevé la Neuvième Symphonie, Mahler griffonne enfin sur une feuille de papier à musique: « Le Chant de la Terre tiré du chinois », puis les titres qu’il a donnés aux différents mouvements, et enfin, en bas de la page: « Neuvième Symphonie en quatre mouvements ». Grâce à cette ruse innocente, il croit avoir trompé le destin qui n’a permis ni à Beethoven, ni à Schubert, ni à Bruckner de dépasser dans leur création symphonique le chiffre fatidique de neuf.
Les Premières Auditions
Pendant deux années entières, Mahler conservera dans ses tiroirs la partition inachevée du Lied von der Erde. Sans doute cette œuvre le touche-t-il trop profondément pour qu’il se résolve à la faire exécuter. Toutefois confie-t-il le manuscrit à son disciple préféré Bruno Walter. Lorsque celui-ci le lui rapporte, trop ému pour trouver un mot d’éloge, Mahler lui parle seulement de la conclusion: « Qu’en pensez-vous ? Est-ce que c’est seulement supportable ? Est-ce que les gens ne vont pas se suicider après l’avoir entendu ? ». Alors il sourit et désigne quelques-unes des difficultés rythmiques de ce Finale. « Comment arrivera-t-on à diriger cela? En avez-vous la moindre idée ? Moi pas ! »
Mahler mourra en 1911 sans avoir encore fixé la date de la première audition du Chant de la Terre. C’est Bruno Walter qui allait la diriger à sa place à Munich, le 20 novembre 1911, six mois après la mort du compositeur, au cours d’un concert dédié à sa mémoire. Peu d’ouvrages posthumes devaient jamais connaître un triomphe semblable dans les années qui suivirent. Das Lied von der Erde a plus fait pour la gloire de Mahler que le reste de son œuvre.
Depuis toujours, Mahler avait volontairement renoncé à mettre en musique des chefs d’œuvre littéraires, et il n’avait fait exception que pour la scène finale de Faust, insérée dans la Huitième. Selon lui, les poèmes les plus accomplis se suffisent à eux-mêmes et n’ont aucun besoin de musique. En conséquence, son choix s’est toujours dirigé vers des textes auxquels la musique est susceptible d’apporter une dimension nouvelle. Suivant l’exemple d’illustres aînés tels que Goethe et Rückert, Hans Bethge (1876-1946), l’auteur de La Flûte chinoise, allait consacrer une bonne partie de sa vie à adapter en allemand des poèmes orientaux. Le jeune littérateur ne sait pas un mot de chinois, mais qu’à cela ne tienne: il se contente de traduire en vers libres les recueils de poésie chinoise publiés en français par Judith Gautier et le Marquis d’Hervey St-Denis, ou de récrire celui, publié deux ans plus tôt à Munich, par Hans Heilmann. Présenté avec goût et raffinement, comme un authentique volume de poésies orientales, le petit recueil de Bethge, Die Chinesische Flöte, comprend quatre-vingt poèmes, pour la plupart du huitième siècle, l’époque de gloire de la poésie chinoise. Le charme des originaux y est assez fidèlement rendu bien que l’adaptateur ait ajouté ici et là quelques touches bien romantiques, qui d’ailleurs n’étaient pas pour déplaire à Mahler.
De Rückert à Bethge, la transition était, pour l’auteur des Kindertotenlieder, toute naturelle. L’un et l’autre étaient orientalistes, l’un et l’autre pratiquaient la même concision de forme et le même raffinement d’expression. Dans le recueil de Bethge, la première place appartient à Li T’ai Po (ou Li Bai). Grand voyageur et haut fonctionnaire de la cour impériale, celui que ses contemporains ont surnommé le « prince de la poésie » est universellement admiré à son époque pour avoir su traduire avec autant de force que de délicatesse, et dans des formes parfaites, les impressions et les sentiments les plus divers, avec toutefois une prédilection marquée pour les plaisirs du vin et les joies de l’amitié. On lui doit les textes des premier, troisième, quatrième et cinquième chants du Lied von der Erde. En revanche, les auteurs des trois autres poèmes, mis en musique dans le second et le quatrième mouvements, Ts’ien Ts’i (ou Qian Qi), Mong-Kao-Jèn (ou Meng Hao-ran) et Wang-Wei, sont moins célèbres. Il s’agit de pour « Le Solitaire en automne », et, de deux poètes différents, d’ailleurs liés d’amitié, pour l’Adieu final. Ces deux poèmes-là, qui expriment le « message » essentiel de l’ouvrage, Mahler les a faits totalement siens, n’hésitant pas à y ajouter bons nombre de vers de son cru.
Que la mélancolie des poèmes chinois ait éveillé en Mahler des résonances particulièrement fortes à une époque où il est encore mal remis de la mort de sa fille, cela est bien évident. Dans un temps où il lui semble parfois que la vie lui échappe, il est plus conscient que jamais de la beauté de la nature, de la misère de l’homme, et de la brièveté de son séjour ici-bas. Or ce sont là trois des thèmes principaux de l’anthologie. Et il faut ajouter à cela que, dans les lettres et les poèmes de jeunesse de Mahler, on retrouve des phrases entières que Bethge prête aux poètes chinois. Le jeune poète-compositeur qui, à vingt-quatre ans, avait écrit:
Et les hommes las ferment leurs paupières,
Pour rapprendre, en dormant, le bonheur oublié!
Comment n’eût-il pas été ému, de lire, bien des années plus tard, chez Mong-Kao-Jèn adapté par Bethge:
Les hommes laborieux rentrent chez eux
Pour rapprendre dans le sommeil
La jeunesse et le bonheur oubliés.
Mahler est tellement conscient du parallèle que, en mettant ce poème en musique, il change en « las » le mot « laborieux », faisant ainsi des deux vers de Bethge une citation presque littérale du sien.
Aucun autre compositeur, avant Mahler, ne s’était exclusivement consacré à deux genres aussi inconciliables en apparence que le lied et la symphonie. Il est donc fascinant de le voir, à ce stade tardif de sa carrière, accomplir dans Das Lied une synthèse de ces deux genres que tout semble opposer, et en premier lieu la différence fondamentale entre une musique intime, une musique de chambre, et une musique au contraire destinée à être entendue des foules. Œuvre-carrefour, œuvre-synthèse, Le Chant de la Terre innove un genre nouveau, une symphonie de lieder pour deux voix solistes et orchestre. Bien sûr, Mahler s’est toujours inspiré, dans son écriture instrumentale, de la voix humaine, en même temps qu’il utilisait des procédés de développement hérités de Beethoven. Cette fois, pourtant, le parcours a été inverse: il a certainement nourri au départ l’intention d’écrire un simple cycle de Lieder, lequel s’est amplifié peu à peu jusqu’à devenir une symphonie d’un genre nouveau. Comme dans la Septième Symphonie, les deux mouvements extrêmes du Chant de la Terre sont séparés par un groupe de morceaux plus brefs qui font figure d’Intermezzi. Le premier Chant peut être comparé, à bien des égards, à un Allegro symphonique, tandis que le caractère et la dimension du second en font un véritable Andante de symphonie. Pour la première fois depuis la Troisième Symphonie, le Finale, l’un des plus étendus que Mahler ait composés, est un immense Adagio. D’ailleurs, le message essentiel de l’ouvrage est communiqué par ces deux mouvements lents, qui traitent de sujets graves, la mélancolie, le destin, l’approche de la mort.
Quant aux quatre autres pièces, elles dépeignent les splendeurs fragiles de la vie, la jeunesse, la beauté, l’ivresse, cette ivresse qui, d’après Li Tai Po, peut seule apporter l’oubli des réalités douloureuses du monde des hommes. Comme nous allons le voir, la découverte de la musique chinoise a incité Mahler à adapter certains traits comme la gamme pentatonique et à utiliser quelques instruments proches de ceux de la Chine, comme la mandoline, la harpe, les vents et le tambourin. Il faut cependant souligner que ces touches exotiques sont plus nombreuses dans les mouvements vifs que dans les deux morceaux lents. Le hasard d’une conversation à bâtons rompus m’a appris un jour que Mahler s’était suffisamment intéressé à la musique chinoise authentique pour demander à un de ses amis de lui en faire entendre des cylindres, enregistrés en Chine et conservés à l’Université de Vienne.
Comme toujours chez Mahler, la simplicité et la spontanéité apparentes du discours recouvrent des procédés techniques complexes, et qui le sont plus que jamais à ce stade tardif de sa carrière où son art s’oriente résolument vers l’avenir. Les Rückert Lieder marquaient déjà le début d’une complète intégration de la voix au tissu instrumental, mais, cette fois, Mahler va plus loin: la voix et les instruments sont étroitement imbriqués, ils se reprennent et se rendent sans cesse la parole. Autre innovation fondamentale du Chant de la Terre, les mêmes motifs sont fréquemment utilisés dans la partie principale et dans les parties secondaires: c’est ici la préfiguration d’un des principes essentiels de la composition sérielle de Schoenberg et ses disciples, le « total-thématisme ». Sans vouloir aller trop loin dans le domaine technique, j’ajouterai que Le Chant de la Terre inaugure également un procédé que les Rückert Lieder laissaient seulement entrevoir, c’est celui qu’on a appelé l’hétérophonie (ou « unisson imprécis »), principe en vertu duquel on entend soit simultanément une mélodie et sa version ornée ou variée, soit des voix identiques qui divergent légèrement sur le plan rythmique ou sur celui des intervalles. On entend en fait « toutes sortes de mélodies apparemment disparates et qui sont en fait amalgamées en un seul complexe sonore indivisible ».
Le dépouillement, la raréfaction du matériau mélodique qui caractérisent la plus grande partie de l’Adieu final s’imposent également comme un phénomène nouveau dans l’histoire de la musique, d’autant plus qu’il s’accompagne d’une absence fréquente de basses et d’une indépendance presque complète des lignes, sur le plan rythmique autant que mélodique. Non seulement on ne compte pas les trois contre deux (chers à Brahms), mais on y trouve des quatre contre trois, des six contre quatre, des cinq contre deux, des trois ou cinq contre huit… Seul un chef d’une rare maîtrise peut faire face à de si redoutables difficultés. Mahler lui-même a un jour désigné un passage du Finale à son disciple Bruno Walter, en lui demandant: « Avez-vous la moindre idée de la manière dont on pourrait diriger cela? Moi pas! » Dernier point essentiel: l’ensemble du matériau mélodique du Chant de la Terre tire toute sa substance d’une cellule unique de trois notes, La-Sol-Mi, qui appartiennent à la gamme pentatonique, donc chinoise.
L’heure est à une exaltation quelque peu factice, sujette à des essoufflements qui rendent les gestes inefficaces en les faisant retomber sur eux-mêmes. Les quatre strophes sont liées entre elles par un refrain (« Sombre est la vie, sombre est la mort »), toujours identique, mais chaque fois dans une tonalité différente. Vous allez entendre enchaînés le premier de ces refrains, suivi d’un tutti caractéristique dans lequel le leitmotiv de l’ouvrage (La-Sol-Mi), tantôt augmenté, tantôt diminué, c’est-à-dire en valeurs plus longues ou plus brèves, alimente toutes les parties de l’orchestre, depuis la plus aiguë jusqu’à la plus grave.
Si vous suivez le texte des poèmes pendant le concert, ce que je vous recommande vivement car il est indispensable à la compréhension de l’ouvrage, vous noterez que le seul élan de lyrisme véritable intervient dans ce premier chant au moment où le poème annonce un des « thèmes » essentiels de l’ouvrage, c’est-à-dire le « firmament toujours bleu » et la Terre qui refleurit à chaque printemps, aussitôt opposés à la brève durée de la vie humaine et aux « babioles pourries » (morschen Tande) du monde des hommes. Vous remarquerez aussi, vers la fin du Lied, l’apparition saisissante du singe accroupi sur les tombes. Le registre aigu de la voix de ténor y est fortement sollicité pour imiter les hurlements de l’animal, ce qui m’amène à mentionner l’un des problèmes fondamentaux que pose l’exécution du Chant de la Terre. Le premier chant d’une part, et le troisième et le cinquième de l’autre, semblent avoir été écrits pour deux voix différentes. Rares en effet sont les ténors qui possèdent à la fois l’aigu éclatant et le volume suffisant pour les grands tutti du « Chant à boire de la Douleur de la Terre » en même temps que la délicatesse indispensable aux deux autres. Pour tous les ténors, quels qu’ils soient, le premier chant constitue une épreuve particulièrement redoutée.
Une guirlande immobile et continue de croches aux cordes, sur laquelle les vents échangent de courts motifs dérivés du leitmotiv principal, évoque la mélancolie du paysage automnal, le lac nappé de brume, l’herbe givrée, les fleurs fanées et le vent glacé qui fait plier leurs tiges. Chaque strophe comprend un second élément, plus chaleureux, qui interrompt la guirlande de croches mais toutes sortes d’asymétries et d’irrégularités se dissimulent, comme d’habitude, derrière l’apparente simplicité du schéma. Vers la fin du Lied, lorsque la soliste fait allusion au « soleil de l’amour », un grand élan mélodique paraît avoir définitivement vaincu la froide immobilité des gammes montantes et descendantes, mais il retombe en une seule mesure dans la désolation initiale: le « soleil de l’amour » n’était qu’un mirage.
Pour planter le décor « chinois » des trois lieder narratifs qui vont suivre, Mahler fait appel à des motifs pentatoniques et à une orchestration où dominent triangle, grosse caisse, cymbales, ensemble de bois et trilles de petites flûtes. L’image des beaux jeunes gens qui causent et font des vers en buvant du thé dans « le Pavillon de porcelaine » (Judith Gautier) se reflète dans un étang. Vers la fin du Lied, la tonalité devient mineure et le passage que je vais vous faire entendre me paraît dégager un parfum non point oriental, mais nettement viennois, avec sa ligne mélodique sinueuse, son rythme caractéristique et ses gracieuses hésitations. J’y entends pour ma part comme un écho de la valse viennoise, ce qui est pour le moins surprenant étant donné que la mesure est à quatre temps.
Autre pièce dont le caractère « chinois » est accusé par une orchestration prodigieusement raffinée. Les vents occupent de nouveau la première place, avec les harpes et le glockenspiel. Cette fois le poème décrit une scène idyllique, un groupe de jeunes filles cueillant des fleurs de lotus au bord d’une rivière. Lorsque survient un groupe de beaux et jeunes cavaliers, le tableau change de couleur et le tempo se précipite. Les fanfares de cuivre et le fracas des instruments à percussion donnent à l’épisode central une rutilance qui n’a de précédents que dans les Lieder « militaires » du Wunderhorn et ce souci de réalisme surprend dans un ouvrage stylisé s’il en fut jamais. L’accelerando constant rend parfois périlleuse la tâche de la soliste qui décrit l’arrivée tumultueuse des cavaliers, surtout lorsque le chef d’orchestre se laisse entraîner à presser indûment le mouvement et à enfler la sonorité au-delà de toute mesure.
Les joyeux cavaliers disparaissent plus vite encore qu’ils ne sont apparus et la grâce féminine du premier verset envahit à nouveau la scène, lorsque « la plus belle des jeunes filles » lance aux garçons un regard langoureux. Vous allez entendre toute la fin du Lied, et notamment la coda dont l’ineffable poésie peut passer inaperçue lors d’une première audition. Certes, Mahler s’est toujours surpassé lorsqu’il s’agissait de conclure un morceau, mais cette coda transparente et dépouillée n’en est pas moins un modèle du genre, une réflexion attendrie et quelque peu distanciée, légèrement nostalgique aussi, sur cette réalité fragile, sur cette « illusion » qu’est la beauté.
Ici encore, Mahler, l’ascète qui, selon Alma, ne s’accordait jamais le moindre excès de nourriture ni de boisson, chante à nouveau l’oubli par l’ivresse. Mais ce n’est vraisemblablement pas le thème de l’ivresse qui a inspiré le choix de ce poème de Bethge, mais celui du retour du printemps, ce miracle annuel de la nature que Mahler avait lui-même autrefois chanté dans un de ses premiers poèmes d’adolescent, et qui viendra plus tard illuminer toute la conclusion de l’ouvrage. Voici l’avènement du printemps, symbolisée par les gazouillements du hautbois et de la petite clarinette, tandis que la petite flûte évoque avec tendresse l’oiseau « qui chante et qui rit », annonciateur du printemps.
Mais le rêve sera de courte durée, et le buveur dégrisé demande que l’on emplisse à nouveau la coupe de l’oubli. Comme l’a noté Theodor Adorno, « le désespoir se mêle à l’exultation d’une liberté absolue, dans une région déjà voisine de la mort ».
J’hésite à encombrer votre mémoire de commentaires sur ce morceau sublime, l’un des plus émouvants sans aucun doute de tout le répertoire symphonique. Pourtant, il ne s’agit pas d' »expliquer » cette musique dont l’émotion est tellement forte et tellement immédiate, mais de vous signaler une foule de détails significatifs qui pourraient vous échapper et qui pourtant concourent tous à faire de cette page une des plus géniales, en même temps qu’une des plus bouleversantes qui soient. Sachez tout d’abord que Mahler a beaucoup modifié les poèmes originaux de Bethge. Il en a réuni deux qui, bien que d’auteurs différents, ont à peu près le même thème et se suivent d’ailleurs dans « La Flûte chinoise » et il a ajouté au dernier poème quelques-uns des plus beaux vers, tels que:
Mon coeur est en paix et il attend son heure
ou bien :
Je m’en vais vers mon pays, vers ma demeure
ou bien
ô beauté, ô monde enivré de vie et d’amour éternel!
A l’exception du milieu de la grande Marche funèbre qui sert de transition entre les deux poèmes, l’instrumentation est partout d’une transparence et d’un dépouillement extrêmes, voire presque paradoxaux. La durée de ce Finale égale presque celle des cinq autres morceaux réunis et c’est à tous égards le sommet expressif de l’ouvrage. Chacun des trois grands volets de l' »Adieu » est précédé d’un Prélude orchestral et d’un récitatif vocal. Avant le troisième récitatif qui précède la dernière section, le Prélude s’amplifie, comme je vous l’ai dit tout à l’heure, et prend la forme d’une longue Marche funèbre quintessentiellement mahlérienne. Mahler unit ici avec une aisance déconcertante la rigueur du symphoniste, et le métier de l’architecte-musicien qui construit ses thèmes à partir de cellules, à la liberté d’un Liederkomponist qui se donne l’air d’improviser au gré du texte. La composition proprement dite atteint ici un degré de liberté et de souplesse telles qu’il est bien difficile de discerner, à l’intérieur de chaque section, des parallélismes et des réexpositions. En fait, on peut interpréter ce morceau entier comme une seule et même entité au cours de laquelle se forme peu à peu le grand thème descendant, puis ascendant que l’on a qualifié de Lebensthema, de « thème de vie », parce qu’il dominera tout à l’heure la conclusion, et couronnera donc l’ouvrage tout entier. (Le même phénomène s’était d’ailleurs produit dans la seconde partie de la Huitième Symphonie, où le Liebensthema, « thème d’amour », n’apparaît complètement achevé que dans la coda finale.) C’est alors et alors seulement, à l’extrême fin de Das Lied, que le Lebensthema, cent fois esquissé, cent fois suggéré, cent fois entr’aperçu auparavant, s’épanouit enfin dans toute sa splendeur.
Dans la première page que vous allez entendre, je vous prie de noter la raréfaction extrême du matériau musical, composé de courtes cellules mélodiques, toutes d’une rare simplicité. Elles nourriront ensuite toute la partie du mouvement que je qualifierais de « négative » ou de « pessimiste ». Le dépouillement sonore de ces pages est un phénomène unique à l’époque, et il le restera jusqu’à ce que Webern aille encore plus loin dans cette voie. Appuyé par les cors, les harpes et le tamtam, l’Ut grave initial des cordes basses résonne par deux fois comme un glas. Ensuite, le grupetto rapide du hautbois est suivi d’un autre bref motif répété trois fois, d’abord en triples croches, puis en doubles, puis en croches, tandis que les cors ponctuent le discours de tierces accablées qui peu à peu descendent vers le grave. Les violons esquissent en majeur un troisième motif qui s’achève, lui aussi, en soupirs. A noter enfin, peu avant l’entrée de la voix, la gamme chromatique descendante rapide, en doubles croches des bois. Vous la retrouverez sans cesse après chaque paragraphe du mouvement, comme un autre leitmotiv pessimiste.
Dans le premier récitatif, vous remarquerez aussitôt l’indépendance frappante, par rapport à la ligne vocale, du « commentaire » de la flûte, qui poursuit obstinément son chant solitaire, tel un rossignol de rêve.
Comme je l’ai déjà souligné, les quelques brefs motifs de la première page seront sans cesse transformés, modifiés, travaillés et retravaillés. Dans l’épisode qui fait contraste (« Der Bach singt »), la harpe et de la clarinette soutiennent d’un simple battement de tierces la longue phrase improvisée par le hautbois avec une liberté rythmique et mélodique qui s’inspire d’une musique populaire. Après l’entrée de la voix, le hautbois déroule lentement ses volutes sonores, qui seront repris plus tard, avec plus d’insistance, par les violons. C’est alors que le cor esquisse une première et rudimentaire version du Lebensthema.
A l’extrême fin de cette première section du Finale, j’aimerais que vous remarquiez encore l’allusion aux oiseaux. Le poème nous les décrit comme silencieux et blottis dans les branchages, mais cela n’empêche pas Mahler de nous suggérer leur présence par des chants stylisés. Ce sont les grupetti lancinants de la première page de l’Adieu, et les battements de tierces qui accompagnaient il y a peu l’improvisation du hautbois, qui signalent la présence de la gent ailée. Reprises par la voix, les mêmes tierces mélodiques achèveront le premier volet: « Le monde s’endort. » (« Die Welt schläft ein »).
Au lieu de tenter une quelconque analyse qui ne vous serait pas d’une grande utilité, je vous ferai encore entendre deux dernières citations, tout d’abord l’épisode qui intervient après le second récitatif. La couleur particulièrement « extrême-orientale » découle ici de la gamme strictement pentatonique et de la sonorité grêle de la mandoline. Ces quelques mesures introduisent une seconde esquisse, bien plus élaborée, du Lebensthema. Il modifie totalement le climat et amorce déjà une ascension vers la lumière et la victoire – ou plutôt l’acceptation – finale sur la désolation du début.
Ma dernière citation sera empruntée à la coda de l' »Adieu ». Il s’agit du moment que je vous ai annoncé, celui où le Lebensthema s’épanouit dans toute sa plénitude pour chanter « la Terre bien aimée qui refleurit au printemps ». Notez s’il vous plaît que le chant est toujours partagé entre la voix et l’orchestre, et notez aussi les nombreux contrechants qui ornent, entourent, prolongent, amplifient cette mélodie sublime, et qui lui donnent une dimension « ouverte ».
Cette dimension « ouverte », qui est fondamentale dans le Chant de la Terre, Mahler saura la maintenir jusqu’au bout de l’ouvrage, grâce à ce célèbre La maintenu par la flûte et la clarinette dans l’accord final de Do majeur, ce La qui jamais ne descendra au sol, et qui donne ainsi à toute cette conclusion un caractère intemporel. Cet accord final est d’ailleurs constitué de quatre notes dont trois appartiennent au Leitmotiv de l’ouvrage, La-Sol-Mi. Vous serez envoûtés, j’en suis sûr, par la transparence sonore de cette conclusion et par la magie de l’accord pianissimo des trois trombones, et par celle des fragments d’arpèges égrenés par la harpe, la mandoline et le célesta.
Cette conclusion bouleversante de douceur, de retenue, de foi paisible, apporte une réponse positive à la poignante déploration funèbre qui, avant le dernier poème, chantait la lassitude et le désespoir de l’homme, prisonnier de ce bas monde. Comme je vous l’ai dit en commençant, les vers magnifiques qui achèvent l’ouvrage sont de Mahler lui-même:
La terre bien-aimée
Refleurit au Printemps et reverdit!
Partout et toujours une lumière bleutée à l’horizon
Toujours, toujours, toujours…
A la fin de sa courte vie, au moment où sa prodigieuse maîtrise se joue de tous les problèmes de forme et de toutes les contraintes, la musique de Mahler atteint ici à de nouveaux sommets de dépouillement et de lyrisme contemplatif. C’est alors que se confirme le tournant amorcé avec l’Adagio de la Quatrième et le Finale (également Adagio) de la Troisième, et c’est alors qu’il compose les grands Finale apaisés du Chant de la Terre et de la Neuvième Symphonie. La résignation, ou plutôt l’acceptation de la destinée humaine y prend une teinte mystique, plus encore qu’auparavant, tout en préservant une dimension cosmique. Dans ces grands mouvements lents, la matière musicale finit par se raréfier, les voix s’espacent et planent dans l’éther, libérées des lois de la pesanteur et des contraintes habituelles du contrepoint, apparemment indépendantes les unes des autres. Le temps paraît définitivement suspendu et la loi des contrastes abolie.
Theodor Adorno a fait remarquer que, depuis Beethoven, Mahler est vraiment le premier compositeur qui ait eu un « dernier style » caractérisé. Dans les derniers Adagio mahlériens, l’acceptation sereine est comme illuminée, en effet, d’une lumière venue d’ailleurs. Mahler s’est enfin libéré totalement des contingences terrestres qu’il a si douloureusement ressenties. Plus que jamais, sa musique s’ouvre alors sur l’éternité et sur l’infini, surtout dans les codas, qui sont tellement douces et tellement immatérielles qu’elles donnent l’impression de planer dans l’éther, en attendant que chaque note reprenne sa place au sein de l’accord parfait. (Comme on l’a vu, d’ailleurs, toutes ne retrouvent pas leur place puisque, à la fin du Chant de la Terre, le La « ajouté » reste comme suspendu dans l’éther.
L’ « Adieu » du Chant de la Terre est comme l’expression quintessenciée d’une conviction que Mahler avait à cette époque de sa vie, celle de « la grande progression vers la perfection, de la purification qui progresse à chaque incarnation ». Dans ce moment unique de la musique occidentale, éclairée d’une lumière orientale qui pourrait, dans les premiers mouvements, faire l’effet d’une simple décor chinois, la consolation, la paix soufflent sur l’être humain, résolu à se fondre dans cette nature qui, éternelle, refleurit à chaque printemps. Comment un musicien a-t-il pu, avec des moyens aussi raréfiés – une voix d’alto répétant les deux mêmes notes, quelques instruments bien choisis, un accord parfait d’ut majeur et une sixte « ajoutée » – suggérer, en quelques mesures et de manière aussi forte, le temps et l’espace sans limites, et avec des accents tout à la fois si douloureux et pourtant habités d’espoir et de sérénité ? Il y a, bien sûr, que la musique est le seul de tous les arts à pouvoir exprimer dans le même instant l’élément et le tout, les sensations les plus différentes, les sentiments les plus opposés, les pensées les plus contradictoires. Mais encore faut-il, comme Mahler, être parvenu à un degré supérieur de conscience pour dominer, organiser et sublimer cette matière insaisissable. Depuis le sommet de lumière où l’a conduit son ascèse lucide, le musicien contemple la totalité du paysage visible et invisible. Il l’assume, il l’incarne et nous le restitue.